Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/381

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farce Naundorf est son élément naturel. Il trouve dans la fausse énigme historique sa revanche mentale de n’être pas une énigme psychologique.

J’ai suivi de loin, avec la plus vive curiosité, la carrière de ce pauvre bonhomme, intoxiqué par son fiel envieux. Une destinée falote l’aiguille sans cesse vers les mauvaises pistes et les culs-de-sac. Lors d’une de nos dernières rencontres, à la terrasse du Café napolitain, entre 1899 et 1900, me soufflant son haleine empestée, il me confia en grand mystère l’imminente dictature de Paul Doumer : « C’est Bonaparte… C’est Bonaparte ! » répétait-il, bavant et jutant comme un escargot, au-dessus de sa glace à la fraise. Puis, afin de faire un trait : « Monsieur de Buonaparte, mille pardons ! » Pardon de quoi ? Je n’ai jamais compris.

En littérature il vise le précieux, le rarissime, et il réalise le pire rococo, la fausse ingéniosité, le Rostand en prose. Ses chroniques de l’Illustration rappellent les travaux en cheveux et en coquillages. Vous connaissez ces villas baroques, édifiées au bord de la mer, à la ressemblance d’une pagode ou d’une mosquée, d’où sort, sur le coup de dix heures du matin, une énorme commère, confidentielle et rancunière, en espadrilles et en taffetas rose, coiffée d’un chapeau canotier, sa « pêche » à crevettes à la main. Voilà ce qui m’apparaît quand je parcours une de ces pages inénarrables que Lavedan consacre, avec l’accent tantôt délicieux bohème, tantôt prédicateur mondain, tantôt grand cœur, aux lectures, à la vie des champs, aux vertus domestiques d’autrefois, aux vieilles pantoufles des maréchaux de l’Empire, aux chapelets, aux pièges à rats, aux berlines d’évêques et aux notaires départementaux. Ces tartines pour personnes pâles font la joie des conservateurs ignares et des épiciers retraités : « Comme c’est bien écrit ! » Derrière cet attendrissement hebdomadaire, je distingue la gale carabinée ; derrière ces larmoiements gongoriformes, le crocodile habillé en monsieur ; derrière ces compotes, papa Locuste. Cette adaptation à la plus grosse et noire vésicule biliaire contemporaine d’une machine à idylles et madrigaux rances me plonge dans un ravissement véritable. Quel beau personnage pour ta comédie vireuse, ô fantôme errant de Ben Johnson !

Dans deux ou trois années d’ici, peut-être avant, les ouvrages