Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/389

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sion belliqueuse : « Regarde ça, ça, ça, ce coin-là, nom d’un chien. Non, pas ce côté ; ce côté, c’est ignoble, c’est hideux, c’est triste, ça sent le moisi et le pourri. Mais là, dans l’angle, la petite lueur bleue à la Velasquez, ah ! la canaille, glisse-t-elle assez, s’insinue-t-elle, est-elle assez ingénieuse et souple ! Je te défends de rigoler, imbécile, tu serais incapable d’en faire autant… Et ce jardinier-là, debout avec sa culotte de velours râpé ; il n’y a que Hals pour user l’étoffe de cette façon !… Mais non, bougre d’âne, pas à la jambe droite. La jambe droite est mal fichue. C’est de la jambe gauche, du modelé de la jambe gauche que je te parle. Viens par ici, on la voit mieux. Tu ne sais même pas te placer. »

Pour faire sortir de ses gonds le vrai Lobre, le volcanique Lobre, il suffit de le contredire sur ses grandes admirations, sur ses préférences, Watteau, Rubens, Rembrandt et les principaux Hollandais, Goya et les maîtres espagnols. Comme on dit au régiment, ça vaut le jus.

— Cher ami, je n’aime plus Watteau, ou plus exactement je ne le comprends plus.

Si vous tenez ce propos au démon Lobre, choisissez de préférence une allée de parc, au crépuscule d’été. L’effet est instantané. Lobre bondit, éclate de rire, s’apaise un moment ; puis, montrant les arbres, la vapeur d’or léger : « Tu n’aimes plus Watteau ?… Mais qu’est-ce que tu aimes alors, qu’est-ce qu’il te faut ?… Des crottes de chien ou un Bonnat ?… Tu n’aimes plus Watteau !… c’est comme si tu disais : je n’aime plus l’aube, ni le crépuscule, ni les jeux de la lune dans la brume d’eau. C’est effrayant de penser cela et d’avoir le toupet de l’exprimer ! Tiens, voilà le faune qui crève de mépris sur son socle, et il a raison. S’il m’arrivait jamais, pendant cinq minutes, pour mon malheur et ma honte, de moins aimer Watteau, ou je me pendrais à un arbre, ou j’entrerais dans l’atelier de Henner, pas du premier Henner qui a des trouvailles charmantes, du second Henner et de sa cuisine au roux sale. Mais alors, si tu n’aimes plus Watteau, qu’est-ce que tu fous ici à cette heure ? Qu’est-ce que j’y fous en ta compagnie ? Il n’y a plus qu’à se coucher dans une chambre de palace et à crever. »

Tout en parlant ainsi, Lobre vous secoue, vous fait pivoter, vous plante dans les yeux ses yeux dorés et vifs de lionceau