Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/391

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chants religieux, des suaves harmonies de Haendel, de Bach, de Palestrina. Par ailleurs, il sentait un peu le fagot, plongé dans les pratiques du spiritisme, persuadé qu’une jeune femme pure et blanche, une Ligeia ou une Ulalume d’Edgar Poe, venait quelquefois l’aider de ses avis. Il murmurait : « Oh ! de quel lin délicieux est faite sa robe !… Quand elle se déplace, mon cher Alphonse, c’est ainsi qu’une phosphorescence… Elle me touche les yeux de ses petites paumes froides, et c’est comme une bienfaisante rosée qui apaise les feux du plein midi de la Palestine. » Autant que Loti, il était réceptif, ouvert aux sons et aux parfums, hanté par l’haleine des fleurs, les clochettes des mules, le frôlement des sandales sur le marbre chaud, le crissement des aiguilles de pin et la cendre grise des champs d’oliviers. Il appelait la mort « Madame la Mort », la localisait dans une chatte familière, dans une colombe, dans une odeur de vase remuée. Son allure de gentleman de club ou des hautes terres faisait le plus curieux contraste avec ce vagabondage de l’esprit, analogue à celui d’un Gérard de Nerval, quelque peu retouché par Paracelse. Car il avait aussi l’amour de la chimie, et il prétendait que l’eau-forte, où il excellait, n’était que le balbutiement d’un art futur, formé des essences combinées de la science et de l’art actuel.

Sa causerie était un délice crépusculaire, et, plus encore que sa causerie, sa personnalité dégageait un charme mystérieux, ouaté ; un flacon d’extrait sublimé de roses dans une gaine de velours mordoré : « Alphonse, il ne vous arrive jamais de revoir tout votre passé dans la lampe ? J’en suis souvent distrait dans mon travail, et jusqu’aux larmes, car ce sont de toutes petites figures morales, enchaînées comme des prisonnières, et dont chacune est un morceau de nous-mêmes, mais qui ne nous reconstituerons plus jamais. Comprenez-vous ? » Ici, il joignait ses gros doigts bagués, puis les écartait en soufflant dessus, comme s’il accomplissait un vieux rite. Il était très préoccupé par l’usage de certains gestes de Kabbale, celui notamment des trois doigts étendus.

Il disait de lui : « Je ne suis guère soumis au temps ni à l’espace. Je sais m’évader comme il faut. » Il s’évada en effet soudainement, laissant le souvenir d’une immense valeur qui n’avait pas trouvé toute son expression.