Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/394

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semblait vouloir contenir d’une main lâchement gantée de clair, appliquée sur sa bouche. À chaque arrivant il demandait : « N’est-ce pas que cela est bô ? » À d’autres, il récitait des morceaux extraits de ses propres poèmes, que les pauvres écoutaient résignés, dans des attitudes hérissées de chats sous la pluie. Tout petit, tout porcelaine, tout rose, tout pomponné, Abel Hermant déclarait en clignant des yeux : « C’est charmeint » et prenait des notes pour son prochain « romein ». On remarquait aussi un personnage bizarre, sorte de mondain omnibus qui répond au nom de Georges-Henri Manuel et porte une longue tête écarquillée, en haut d’un cou de trente centimètres, que parcourt une pomme d’Adam semblable à un ludion. Il répétait d’une grosse voix : « C’est l’exaquetitude même… C’est l’e-xa-que-ti-tu-de même qui fait l’intérêt de ça. » « Et l’inntenssité formidablle délla loumièrre », ajoutait Yturri, tandis que, de la main droite, il présentait les uns aux autres, tel un insane maître de ballet, des messieurs à têtes de veaux et des dames à corps de poulet étique.

Une délicieuse apparition de Mme Bartet en robe rose transforma tout à coup cette ménagerie. Elle lut, au jour fléchissant, une pièce de vers dont je ne me rappelle ni le thème, ni l’auteur — n’était-ce pas encore Robert de Montesquiou ? Mais j’évoque l’adorable profil, si fin, si intelligent, de la comédienne fée, son teint mat, son œil aux mille reflets, la ligne de son corps souple accoudé à une colonnade, et le chant de sa voix, où tremble une perle d’eau. Hermant perdait son air de poupée féroce ; Georges-Henri Manuel immobilisait sa pomme d’Adam au milieu de l’éprouvette de son col ; Yturri, devenu muet, n’usait plus que d’une mimique éperdument admirative. Et je crois bien que c’est Primoli qui arriva sur la pointe des pieds, vers la fin de la pièce, comme un gros matou aux yeux langoureux, et qui prit, entre ses deux mains, la petite main tiède de Mme Bartet pour lui exprimer, au nom du Sénat et du peuple romains, l’admiration générale.

Pendant que je parle de Mme Bartet, il est utile de faire savoir à ceux qui liront plus tard ces souvenirs sans complaisance qu’elle fut la première comédienne de notre temps. D’autres eurent une renommée plus vaste et plus bruyante. Elle seule eut, avec une simplicité souriante, la connaissance profonde et