Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/402

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tant qu’il peut : des jardins abandonnés ; des maisons anciennes aux volets fermés depuis des années, pareilles à de vieux secrets que personne ne dérangera plus ; des étangs d’argent et de soie fanée, où somnolent des reflets d’arbres ; des ifs taillés, défilant sous le soleil ou sous la lune, d’un vert profond, abondant, nostalgique, comme l’âme d’une Mauresque exilée et captive à Séville ; des champs de fleurs posées par groupes étincelants, dessinant un écrin éparpillé et rangé sur un tapis somptueux. Il peint les rangées d’arbres en architecte, suivant avec délices les lignes et proportions de la pierre qu’ils ombragent et accompagnent. Il délimite et il donne, en délimitant, le sentiment de l’infini. Il va du précis au rêve, de la chaleur à la fraîcheur, du visible d’une allée au mystère de son prolongement. Il a le choix des couleurs glissantes, fuyantes, ardentes à l’œil, assoupies au souvenir.

Aucun artiste moderne n’a rendu comme lui l’incantation du paysage, ce qu’ajoute à la vie lente et dormante du végétal le passage éphémère et agité de l’homme et de la femme, quand l’homme et la femme s’en sont retirés. Chose étrange, il ne met dans ses tableaux aucun personnage et cependant ils ont l’air peuplés, hantés par la multitude de ceux et de celles qui jouissent de leurs aspects, sans pouvoir les étreindre ni les ravir.

Avant peu d’années, la vogue se mettra sur ces toiles merveilleuses, déjà très appréciées des connaisseurs, dont quelques-unes sont exposées chaque année à la Nationale. On les vendra au poids de l’or, ou mieux de la lumière dont elles sont chargées, et, l’agiotage aidant, elles acquerront des prix fantastiques. Mais cela n’émouvra nullement Santiago. L’amour-propre d’auteur lui est inconnu, aussi bien que n’importe quel amour-propre, sauf l’orgueil d’être Catalan. Quand un imbécile lui fait remarquer que l’Espagne est sale, il répond avec flegme : « Sale peut-être, mais c’est bien ioli. » Puis il rit à petites gorgées, en guignant la fumée de son cigare.

Sa connaissance de la peinture espagnole, dans ses plus subtils replis, est complète et infaillible. Il n’a pas besoin d’un expert pour vérifier l’authenticité d’un Greco, d’un Velasquez, d’un Zurbaran ou d’un Goya. Quand il a déclaré : « C’en est un », on peut être tranquille, ce n’est pas une copie. Sa critique