Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/415

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Tiens, là-bas, çui-là ; c’est Mirbeau.

— Pige-moi Mendès, c’qu’il a vieilli !

— Viens, que j’te présente à m’sieur Henri.

Car le nez s’appelait « m’sieur Henri ». Ce possesseur de plusieurs millions a des accès de timidité. Il demeure alors droit sur ses pattes, dans une attitude docile et fâchée, son piton de faucon incliné sur le parement du veston ou de l’habit, attendant que son interlocuteur ait fini. Combien de fois me suis-je demandé : « Qu’y a-t-il dans cette bobine-là ? À quoi diable peut-il penser, quand il est seul avec lui-même ? Il n’a jamais eu autour de lui que les exemples les plus sordides, que la cupidité, que la flagornerie, que la peur. Il doit croire que le monde est un composé de colique et d’argent, selon l’esthétique de Zola ». Mais n’est-ce pas une chose prodigieuse que ce résidu humain et son père, que ce nez-palace et cette voix de rogomme aient disposé de six cent mille lecteurs, c’est-à-dire d’une partie de l’opinion, pendant vingt ans ! Une pareille idée rend malade.

J’ai vu, de mes yeux vu, des ambassadeurs, des gens du monde, des académiciens, des manieurs d’argent s’incliner devant Henri Letellier comme devant un monsieur, lui adresser la parole comme à un monsieur, lui demander, chose pharamineuse, son avis ! J’ai vu, de mes yeux vu, Henri Letellier surveiller l’imprimerie, lire les morasses, lui qui ne sait pas si chapeau s’écrit ainsi ou chapo, qui se demande si Voltaire n’était pas le neveu de Victor Hugo et qui voulait renvoyer Stendhal dont une page, reproduite dans sa feuille, lui avait déplu !

J’ai entendu Mendès réciter à ce veau de lune, afin de l’amadouer, une pièce de Ronsard, et Hanotaux, les lèvres en cul-de-poule, lui expliquer la querelle des Guelfes et des Gibelins. Son collaborateur disparu, m’sieur Henri, tournant vers un whisky and soda le gouvernail de son nez, murmurait : « C’qu’il est rasoir ! » Toute son esthétique tient dans cette formule.

Quant au malheureux petit Pierre Letellier, mort depuis dans un accident d’automobile, il était sportif, toujours botté et ne s’exprimait qu’en argot. Il semblait plus vif que son aîné, inéducable, imperfectible, surprenant échantillon de la non--