Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/439

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sur les élites. Avoir du cœur et du verbe est certes une grande et importante chose ; mais il ne suffit pas d’avoir du cœur et du verbe.

Par contre, les tenants de la Révolution et partisans des influences intellectuelles étrangères, — les deux allaient naturellement ensemble, — se trouvaient être fort souvent des patriotes en puissance, que rebutaient les apologistes de la conservation à tout prix. Quand, en 1895, c’est-à-dire deux ans avant l’Affaire, on prononçait devant moi le mot de royaliste, je voyais aussitôt un vieux monsieur, en belle redingote, avec un col haut, deux raies, l’une dans les cheveux, l’autre dans la barbe, et qui avait horreur des « nouveautés ». Il a fallu les articles et les livres de Maurras, la fréquentation de Vaugeois, pour bouleverser là-dessus mes opinions et convertir, comme chez tant d’autres, mon nationalisme en royalisme.

Cela m’amuserait de relire, à ce point de vue, un article sur les gens du monde et leurs engouements successifs que j’avais envoyé vers 1892, des eaux d’Uriage, au Figaro. Je reçus un mot époustoufflé de Calmette, me disant en substance, au nom de Magnard : « Mon cher ami, votre article est ininsérable. Il morigène et risque de mécontenter nos quatre-vingt mille abonnés ». Calmette exagérait le chiffre de ses abonnés, mais il exprimait l’opinion régnante, d’après laquelle un journal « bien pensant » suivait l’opinion de ses lecteurs, au lieu de la diriger. L’Action française a changé cela.

Il m’est arrivé, cette même année-là, aux eaux d’Uriage, quelque chose de singulier et qui rentre dans la série des phénomènes télépathiques. Un matin, vers les trois heures, je me réveillai brusquement. En même temps, il me sembla que la porte s’ouvrait avec une majestueuse lenteur et je vis apparaître, dans le petit jour gris, le professeur Charcot. Il était en pantalon et en bras de chemise, semblait respirer avec une extrême difficulté. Son linge, largement échancré, laissait voir son cou vigoureux, proconsulaire, parcouru de tressaillements, cependant qu’un souffle dur et bref sortait de sa bouche entr’ouverte. Les yeux mi-clos exprimaient une intolérable souffrance. Il traversa ma chambre d’hôtel, se dirigeant vers la fenêtre et, comme une légère vapeur, disparut. Je n’eus pas une minute d’hésitation. Ce grand homme, dont le masque impérieux avait