Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/447

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lui soutins qu’Hervé était un imbécile et un fourbe. Cet avis, contraire au sien, le froissa, et tout aussitôt, désirant m’embêter, il prit, contre ce qu’il croyait être le thème de mon futur roman, la défense du Comité de Salut public. Je lui répliquai que j’aimais beaucoup la politique nationale du Comité de Salut public et que les principes de 1789 me révoltaient davantage que leurs conséquences naturelles et sanglantes de 1793 et 1794. Qui fut navré ? Ce fut Brunetière. Il n’y comprenait plus rien du tout. Il se demandait : « Se moque-t-il de moi ? » Je me moquais de lui, en effet, mais pas de la façon qu’il supposait. Il ajouta que Edmond de Goncourt n’avait rien compris à la Révolution et que Taine lui-même… Puis il guetta, derrière son lorgnon étincelant, l’effet sur moi de ce hardi blasphème. Je défendis Goncourt, mais je lâchai Taine qu’il rattrapa instantanément, comme « le plus riche de nos récents prosateurs ». Chaque fois que je voulais m’en aller, il me prenait le bras nerveusement : « Rasseyez-vous et écoutez-moi. Savez-vous que j’aimais beaucoup votre père ? Quel dommage qu’il ne m’ait pas écouté, qu’il n’ait pas été de l’Académie ! »

C’était vrai. Il avait fait tout son possible pour décider Alphonse Daudet à avaler les couleuvres et vipères peintes si cruellement et si justement dans l’Immortel. Je l’en remerciai. Il en conclut que je n’étais pas un mauvais fils et il eut, à cette constatation, une petite détente. Ce bizarre bonhomme hérissé, et dont la vie fut une perpétuelle coloquinte, sut mourir admirablement, héroïquement. Pris à la gorge, son meilleur instrument, — car il parlait bien mieux qu’il n’écrivait, — par un mal implacable, il vit venir la Camarde debout, le doigt en avant et sans faiblir. Il y avait en lui l’étoffe d’un beau combattant, mais taillé, dans une culotte démodée d’universitaire, par la diablesse Contradiction.

Faguet adulait Brunetière, car Faguet, graphomane et grippe-sou, a toujours de la copie à placer. Il n’est pas de journal pour enfants dans les profondeurs du Massif central, pas de moniteur des turbines électriques, pas de publicateur en soies et cotons, auquel Faguet ne collabore. Il se fait ainsi des revenus immenses et il a toujours vécu, dessous les toits de la rue Monge, sans cuvette ni pot à l’eau, avec une seule chemise noircie, entre son encrier et sa boîte à crasse, de douze kilos