Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/464

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tion romanesque. C’est à Gif que, me prenant affectueusement par le bras, selon son habitude, il m’a donné, sur notre art, d’inoubliables leçons. Car il est un des très rares qui sachent communiquer leur expérience. Son visage sérieux et attentif, son œil profond et parfois soucieux sous le monocle s’illuminent quand il tient une racine morale, une raison, une chaîne de causes, quand il sent frémir la vérité au bout de sa perpétuelle recherche. Grande, universelle intelligence, que ne dépare point la précipitation. Il est patient et obstiné comme le temps, ce qui fait qu’il a échappé à sa morsure et que son esprit, sa silhouette sont demeurés étonnamment jeunes.

Psychologue né et perfectionné par les contacts, il excelle à classer et à définir. La science et les fréquentations médicales ont eu sur lui une influence qu’il ne cherche pas à dissimuler, encore qu’il s’exagère le mérite de beaucoup de cliniciens et d’hommes de laboratoire. Sa conversation est captivante, car elle est juste, sinueuse et appropriée aux circonstances comme à son interlocuteur. Sortant assez peu, méditant beaucoup, cultivé comme pas un, il a, sur toutes choses, des vues personnelles et cohésives. Il est, à mon avis, le roi des spectateurs et des analystes. Je ne le quitte jamais qu’à regret.

La bêtise des imbéciles l’attriste, parce qu’elle est irréparable. Mais les bêtises des hommes intelligents, et notamment de ses confrères l’amusent infiniment, et, quand il consent à les exposer aux connaisseurs, à les faire miroiter, tel un bijoutier émerveillé, c’est un délice. Sur l’époque d’Aurevilly-Flaubert-Maupassant jeune, il a des documents incomparables. J’espère que nous les connaîtrons un jour, à moins qu’étant discret et même secret il ne garde pour lui le meilleur de ses hautes observations.

Paul Bourget, au contraire de Melchior de Vogüé, possède ce don majeur du grand romancier, qui est le sens du développement. La conduite de ses personnages, une fois posée, n’a rien d’arbitraire. Je suis persuadé qu’il se laisse mener par eux, beaucoup plus qu’il ne les dirige dans le sens de ses convictions religieuses ou politiques. Sa bonne foi est constante et absolue. Il aime bien trop la réalité pour la déformer ou l’amoindrir. Alors que, sous l’influence ignoble de Zola, une partie de la littérature romanesque française s’abandonnait à