Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/481

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vant les vitrines de son musée africain où chaque objet lui rappelait une aventure : « Ce petit fiousil-revolver, je l’ai fabriqué moa-même… Très commode pour la battelle. » Huret, qui n’avait pas l’audition aussi bonne que la vision, prétendait qu’il disait « le bettel », chose inexacte. Ce conquérant s’intéressait aux lettres. Il lisait beaucoup et il a écrit, en dehors de ses récits de voyage, des mémoires d’un grand intérêt. Il avait en somme résolu toutes les difficultés de l’homme primitif, dompté l’eau, le feu et le poison, et l’on se rendait compte que les difficultés de la civilisation l’intéressaient maintenant davantage. Huret croyait distinguer, dans ses regards, des lueurs de férocité. Je lui objectais : « C’est une idée préconçue. Tu es arrivé à Londres avec la certitude que Stanley avait de la férocité naturelle, parce que tu es un absurde humanitariste, et, s’il se coupait les ongles devant toi, tu dirais qu’il a l’air de couper des têtes ». Ainsi discutions-nous dans Saint-James Street, avec des gestes et des éclats de voix qui étonnaient les passants, et Georges Hugo nous faisait taire d’un : « Êtes-vous assez français ! »

Il est difficile d’imaginer contraste plus complet que celui de Stanley, l’homme du monde extérieur, et de George Meredith, l’auteur de l’Egoïste et de vingt chefs-d’œuvre, l’homme du monde intérieur. Non seulement j’ai fréquenté, mais j’ai aimé George Meredith, pour toutes les forces de compréhension affectueuse de tous les caractères humains, qui étaient en lui. Il était l’homme de son œuvre, celui qui est descendu le plus loin, par une autre spirale que Shakespeare et Balzac, dans les arcanes de l’esprit et de la sensibilité, de la volonté du bipède raisonnant. Histologiste de l’âme, de ses rouages les plus délicats, Meredith a inauguré et achevé un mode de roman qui aura peu d’imitateurs, où il fallait à la fois un génie d’intuition et de dissociation, un éclair à deux fulgurites et comme l’inclusion d’un théologien dans un anatomiste clinicien.

Pour ceux qui ne le connaissent pas à fond, je dirai que les ouvrages de Meredith, en même temps qu’ils racontent, interprètent les raisons de ce qu’ils racontent. C’est un analyste lyrique qui creuse en délimitant. Il ne soumet point ses décors et ses héroïnes à des aventures exceptionnelles, mais il extrait l’exceptionnel des circonstances en apparence les plus banales