Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/486

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deurs de l’esprit s’ouvre une compréhension générale, une fourmilière d’impressions neuves. Je pourrais demeurer là des heures, des jours, des mois, comme un stylite, ayant à droite la mémoire, à gauche la pénétration psychologique, si mon estomac ne me tiraillait pas, si je ne songeais simultanément à une belle tranche d’un rostbeaf saignant, entouré de quelques pommes vapeur, le tout arrosé d’un loyal claret.

La campagne anglaise, d’un vert profond, est chargée de toute la nostalgie des marins et des voyageurs. Mais il faut prendre un train à Saint-Pancrace, remonter jusqu’à Édimbourg, Glascow et au delà, et jouir du contraste extraordinaire des pays des lacs et des charbonnages. Certes, ce n’est pas gai, surtout quand on est seul et alors que des bandes obliques de pluie rayent implacablement le paysage, comme des pages d’écriture à l’usage des enfants. Certes, ce n’est pas gai, quand, au pied du pont sur la Clyde, dans l’auberge dont le cocher a l’habitude on ne trouve que des œufs au jambon et un maussade soda and whisky. Pourtant, de cette mélancolie même, de cette mouillure, de cette intense verdure, frangée de noir et d’ocre, il demeure une hallucination délicieuse, une valse des moustiques les plus piquants de l’esprit. C’est l’état de compréhension par le frottement des paysages, et non plus par le frôlement des humains. C’est la nature naturée de Spinoza suscitant la nature naturante. Le déplacement n’est qu’un prétexte à métempsychose.

Plus fréquemment encore que celui de Londres, j’ai fait, il y a une vingtaine d’années, le voyage d’Amsterdam et de la Hollande. Ce pays, resserré mais significatif, m’est familier sous tous ses aspects et en toutes saisons. Sans méconnaître le charme exquis des damiers fleuris de toutes couleurs, jacinthes et tulipes, que le printemps dispose autour de Harlem, je préfère la Hollande en hiver, classique, avec ses patineurs et ses canaux, ses soleils froids entre les silhouettes brunes ou bleues des moulins. Je revenais d’Enkhuisen à Amsterdam en traîneau. Le ciel était ouaté de blanc. Il flottait une poussière de neige. Parallèlement à la route, il y avait le canal, semblable à une lame de sabre, et ses coureurs penchés en avant, comme allant à la rencontre de leur propre chute, puis la voie ferrée. Un train passa surmonté d’un panache de fumée jaune. Une déto-