Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/493

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grosse figure bouffie. Lui aussi traînait un mauvais rêve. Mais sa fin, tout aussi tragique, fut beaucoup plus morne que celle de son confrère en hérédité chargée. Il était fait, non pour le château, plutôt pour le sanatorium d’Elseneur.

L’année suivante nous vit en Espagne, Georges et moi. Mais c’était l’automne finissant, presque l’hiver, et je ne devais comprendre Grenade, Séville, Cordoue, que huit ans plus tard dans le plein embrasement et rissolement de l’été maure. Stockholm en janvier, Grenade en août, telle est la vérité. Comme Elseneur m’avait fait écrire le Voyage de Shakespeare, la rencontre de la vision de Tolède et d’une douloureuse histoire, qui courait alors Paris, me fit écrire Suzanne. Le premier de ces deux livres parut dans la Nouvelle Revue. Le second au Journal… « J’vous r’mercie bien, j’vous d’mande pardon », comme disait Xau. Mon roman suivant, la Flamme et l’ombre sortit tout armé de ma première rencontre avec Venise. J’y aperçus de loin Guillaume II, dit des Boches, en visite étincelante, et une douzaine d’huîtres empoisonnées m’y infligea la typhoïde, cependant qu’une autre douzaine rendait très malade Alphonse Daudet. Ne vous figurez pas que mon fanatisme vénitien en ait été diminué le moins du monde. Au contraire, comme Barrès l’a très justement noté, la fièvre commençante est un bon état de sensibilité émotive pour ces promenades en gondole, où la pierre, l’eau, le passé composent une hallucination paradisiaque. Demandez plutôt à Musset. La vraie lecture à faire au coucher du soleil sur le grand canal, alors que l’onde est telle qu’une huile lourde aux glacis d’or, et qu’il pleut partout une cendre violette, la vraie lecture c’est celle des Amants de Venise de Maurras. Maître poème, où le grand politique français au XXe siècle a déversé toute sa force lyrique et analytique. Quand je l’ouvre, j’entends, prolongé par l’élément liquide, le cri nostalgique des rameurs, j’ai dans le nez cette odeur mêlée d’aromates, de coquillages, de croupissure qui est l’atmosphère de la lagune, je vois, par transparence, des marches de marbre sous le clapotis d’une eau vénérable.

En revanche, jamais je n’ai pensé là une minute à Chateaubriand ni à Byron. Cependant j’ai su par cœur des pages entières des Mémoires d’outre-tombe, j’ai un goût très vif pour le mystère de Manfred et la puissance métaphorique de l’illustre