Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/501

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qui tient du prestidigitateur et de Polichinelle, déclarait qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il volerait aussitôt à la frontière. « Laquelle, monsieur ? » lui demanda-t-elle doucement. On cite d’elle cent reparties semblables. Mais le plus remarquable dans sa manière, un des secrets de son art amical consistait à s’effacer, à s’annihiler, à devenir, pour ceux qui la fréquentaient, une auditrice infiniment compréhensive et une conseillère pondérée. Elle dirigeait avec doigté des causeries parfois périlleuses, des discussions souvent véhémentes, épargnant aux uns et aux autres, d’un mot, d’un silence, les faux pas, les fondrières et les gaffes. Elle coupait les raseurs avec une ferme bienveillance, d’une question enjouée adressée à leurs voisins. Son désespoir, c’était la cacophonie qui s’établit, à une table parisienne, quand tout le monde y parle à la fois, quand l’intérêt ainsi s’éparpille. Elle imposait aussitôt silence à tous : « Monsieur un tel, je vous en prie… un tel, laissez parler monsieur Lemaître », ou « notre ami Houssaye », ou « notre ami Capus ». Car elle désirait que cette monnaie d’argent ou d’or, qui tintait dans les propos sérieux ou futiles, ne vînt pas à rouler sur le plancher, à s’égailler dans les plis du tapis.

Elle rassurait les timides et elle apaisait les bavards effervescents. Son sceptre était exquis, mais on devait lui obéir.

Elle recevait chaque soir de cinq à sept, à dîner le vendredi et le dimanche, quelquefois en semaine, dans la petite intimité, en tête à tête quand on le lui demandait. Elle recevait simplement et largement, sans faste, mais avec prodigalité. Le repas se composait d’un potage, d’un relevé, d’un beau poisson, de deux pièces de rôti, ou d’un rôti et d’un gibier, selon la saison, de légumes, de salade, avec un pâté, et de dessert, glace ou fruits. Les menus étaient méticuleusement choisis, entremêlés de recettes provinciales, ou de plats dus à l’originalité des convives. C’était, de l’avis général, la première table de Paris, tant pour l’abondance que pour la qualité, l’à-point de la cuisson, et l’abrégé des sauces et coulis. Les quenelles venaient de Lyon, le jambon de Luxeuil, les poulardes de Bourg en Bresse et tout à l’avenant. Il n’y avait jamais un raté. Tout arrivait chaud et même brûlant, sans ces interruptions de service inexplicables, qui désolent les maîtresses de maison. Un melon pas mûr, aussitôt signalé par Coppée, fit scandale une fois en huit