Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laborateur. Car Mitchell avait failli être directeur du Gaulois ; il l’avait même été, paraît-il, cinq minutes. À l’effondrement de la combinaison Rodays-Périvier, il fut question encore, cinq minutes, qu’il prît la direction du Figaro. Puis cette espérance s’envola. Il ne lui restait plus, de son ancien prestige, que l’invitation périodique de Mme de Loynes, le rire de Lemaître et le mien, car j’avais pour lui beaucoup d’amitié et pas mal de commisération. Il avait formé le projet de m’emmener voir les tableaux du peintre Chabas, qui était, je crois, son neveu, et dont il admirait le talent. Pendant huit ans, je n’ai pas rencontré une seule fois Robert Mitchell qu’il ne me dit : « Il faudra absolument que je vous mène chez Chabas ». Nous ne sommes jamais allés chez Chabas et je n’irai pas seul maintenant, certain que je serais d’y rencontrer le grand fantôme barbu et le sourire désabusé de Robert Mitchell.

Gaston Jollivet, qui fut officier sous le second Empire, et beau à faire retourner toutes les belles, est demeuré un charmant compagnon, loyal, gai, brave, droit comme un i, moustachu, avec un rien d’un satané arthritisme, qui ne l’empêche pas de goûter le bourgogne, mais qui lui fait de temps en temps traîner la patte. Il connaît Paris comme pas un ; il est une gazette vivante, animée, sans aigreur ni méchanceté, et le type achevé du galant homme aux yeux clairs, auquel on n’en impose pas. Sa mémoire, notamment, sa mémoire poétique, est quelque chose d’inouï. Il peut réciter, à la suite, des poèmes entiers non seulement de Hugo, de Lamartine et de Musset, mais encore de Népomucène Lemercier, de Baour-Lormian, de Ducis, de Casimir Delavigne, des tirades ampoulées et grotesques des rimeurs de la Restauration. Érudition fabuleuse, qui divertissait énormément Lemaître et stupéfiait les nouveaux arrivants, dans la petite antichambre-fumoir. Je vois encore Vlasto le riche, Vlasto le subtil et l’aimable, apparaissant dans le chambranle de la porte, avec son regard heureux, compréhensif, méfiant, et sa splendide fourrure de vraie loutre, puis comme pétrifié par les deux cent cinquante strophes extravagantes qu’était en train de débiter Jollivet. Il est certainement le seul Français capable d’aligner d’un bout à l’autre les vers falots de cette antique parodie, Harnali ou la Contrainte par cor, qui désolait Victor Hugo.