Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/52

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Timoléon Ambroy me représentait le type achevé du Méridional pondéré, privé d’emballement, et qui pèse le pour et le contre. Il reconnaissait le génie de Mistral en tant que poète, mais il considérait le félibrige ainsi qu’une imagination toute pure et une doctrine sans lendemain. La tête droite, une brave tête large et grasse de proconsul, les mains dans les poches, son éternel petit cigare au coin des lèvres, il me répétait : « Ton père voit là-dessus autrement que le vieux Tim, — c’est-à-dire que lui-même. — Mais ce qui est mort est bien mort. Les coutumes de ce village ne sont déjà plus celles de ma jeunesse. Les hommes de mon âge ne parlent plus correctement provençal, et comprennent difficilement Mireille ou Calendal. Bref, il y a là quelque chose qui m’échappe, et je crains que vous ne soyez tous plus ou moins victimes d’un mirage. »

Au fond, l’excellent homme gardait sourdement quelque rancune aux félibres, qui le privaient trop souvent de la compagnie de son cher Alphonse… « Sans compter que, dans sa jeunesse, ces déambulations trop fréquentes et ces agapes sans trêve ni mesure nuisaient à son travail et à sa santé. Que de fois lui ai-je conseillé de rester tranquille dans son moulin entre son encrier et sa pipe ! Mais baste, il suffisait d’un mot de Mistral ou d’Aubanel pour qu’il plantât tout là et me faussât compagnie. En général, il revenait le lendemain. Parfois, seulement au bout de trois ou quatre jours, l’estomac à l’envers, bien entendu, après toutes ces nourritures de charretier et de batelier. Mais il était content, je t’assure, de retrouver les petits plats d’Audiberte. »

Audiberte était le nom de la cuisinière, et Timoléon, du matin au soir, la harcelait de recommandations : « Diberte !… avez-vous bien pensé au moins à faire égoutter les feuilles d’épinards ? Les dernières étaient aqueuses… Diberte !… tâchez d’avoir un bon poisson et de réussir l’aïoli pour M. Daudet. » Le fait est que, sauf chez ma tante et belle-mère, qui a le bonheur inestimable de posséder, depuis une trentaine d’années, la première cuisinière de France, d’origine comtoise, à qui elle a appris toutes les recettes du Midi, je n’ai jamais mangé aussi royalement que chez Timoléon, ni entendu commander les bons plats de Provence avec un pareil détail et une semblable autorité. On savourait ainsi ces chefs-d’œuvre deux fois, l’une par l’esprit, pendant la confection du plat, l’autre à table.