Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/54

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méticuleusement, inattentif au bavardage, aux explications de ses fermiers. Ensuite, il concluait : « Vous ferez ça et ça. » Il était indulgent en paroles et en actes, sévère dans ses constatations. Depuis, j’ai fréquenté bien des êtres. Je n’ai jamais retrouvé ce tour d’esprit. Maintenant que l’on connaît un peu Timoléon, je le ramènerai de temps en temps dans ces souvenirs, comme un témoin toujours équitable, éloigné de toutes les appréciations excessives.

Mais il faut que je vous parle maintenant de Saint-Estève, près Cavaillon, et de la famille Parrocel.

Le chef de famille, descendant des fameux peintres marseillais Parrocel, lesquels excellaient dans les tableaux de bataille, était, vers 1885, un magnifique vieillard, féru d’histoire et de poésie. Il avait fait sa fortune par un travail acharné. Sa compagne, son associée, sa confidente, la délicieuse Mme Parrocel, et lui avaient le génie de l’hospitalité. Accoutumés aux mœurs des gens de lettres qui mêlent leur travail à la contemplation, ils n’insistaient jamais pour ces promenades en commun qui sont le fléau des villégiatures. Celui-ci aimait rêver dans la campagne. On lui composait un panier de provisions, on lui attelait une petite voiture, pour qu’il pût satisfaire sa fantaisie de l’aube au crépuscule, sur les bords de la Durance ou du côté du Luberon. Comme me disait un paysan d’Apt : « Ce n’est pas rien, le Luberon. » Imaginez les Alpes réduites, humanisées, ramenées aux courbes et proportions des tableaux florentins. Cet autre avait le goût de la chasse. Zou, un fusil, un chien bien dressé, le hardi Sultan de l’oncle Tourel, et en avant pour la poursuite de la caille et du roi de caille ! Il y avait ceux qui restaient à la maison, à se promener en devisant le long des allées et des roubines, ceux qui s’intéressaient à l’approvisionnement — douze ou quinze convives à chaque repas, s’il vous plaît — et fréquentaient les pittoresques marchés de Cabane, du Plan-d’Orgon et d’Orgon, où les melons croulent les uns par-dessus les autres, où luisent les aubergines vernissées à côté des rutilantes pommes d’amour ; ceux qui lisaient ; ceux qui préparaient, dans un profond mystère, les charades et divertissements de la soirée.

Deux boute-en-train et de quelle qualité ! Alphonse Daudet, rendu par sa Provence à toute l’exubérance de sa jeunesse ;