Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/574

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Il était non seulement recommandé, mais ordonné audit Fleury d’assister à la plupart des cérémonies qu’il narrait quotidiennement aux lecteurs du Gaulois. On le voyait correct et sinistre, la tête dressée, tenant son haut de forme au bout de son parapluie, dans tous les cortèges nuptiaux et funèbres à la mode. Chaque jour, il saluait deux cents fois et serrait cent cinquante mains. Quelquefois, convié aux dîners somptueux — tout au moins sur le papier — dont il célébrait la composition et les menus, il devait plus habituellement se contenter de la soirée, de cette invraisemblable soirée mondaine stéréotypée, où des messieurs chauves jouent au bridge, puis conversent, d’un air malicieux avec de jeunes personnes à transparence de bougie de luxe, lesquelles font semblant de rire de leurs propos ; où de vieilles dames écroulées s’entretiennent de la dernière pièce issue d’Henri Lavedan et du dernier roman pondu par Marcel Prévost.

Il est tout à fait impossible, quand on exerce un semblable métier, de ne pas commettre des bourdes involontaires, lesquelles prennent alors un air de malice. Par exemple, la juxtaposition de deux personnalités notoirement hostiles l’une à l’autre, ou, au contraire, notoirement trop liées. Je ne sais si je me fais bien comprendre. En ce cas, Arthur se précipitait chez Fleury, en poussant de véritables glapissements, qui provoquaient les jappements du caniche chocolat, refermait la porte avec fureur et lavait le casse-noix du pauvre comte : « Diable, ça chauffe ! », disait Mitchell, son « Desmoulins » à la main, et les visiteurs se demandaient si l’on ne trucidait pas quelqu’un à la cantonade. Échinez-vous donc à compter des petits fours princiers ou à célébrer le bas rond de Pauillac du baron de Rothschild, pour recevoir un pareil traitement. Ce serait à dégoûter, ma parole, des tables de vingt-deux couverts !

J’avais imaginé, en compagnie de rédacteurs au Gaulois, des mondanités sincères, où l’on eût lu des choses dans ce goût : Hier, dîner exécrable, chez le duc un tel, qui n’est pas plus duc que nous ne sommes sardines à l’huile. Deux douzaines de crétins notoires ont déchiqueté, à l’aide de fausses dents, un menu infernal, dont voici la navrante composition… Un funèbre ennui n’a cessé de flotter au-dessus de ces tristes mets