Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/59

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ce jour-là, l’extraordinaire aveuglement des infortunés dramaturges et l’inutilité de l’épreuve préalable à laquelle ils soumettent leurs amis, sous prétexte de chercher un bon conseil. Le seul qu’il eût convenu de donner à ce brave petit Gassier eût été de détruire son Julien et de ne jamais plus écrire un seul vers. Qui donc en aurait eu le courage.

C’est à Saint-Estève qu’Alphonse Daudet me dicta le drame déchirant, tiré par lui de son roman Sapho. Adolphe Belot, bon petit homme au teint de brique rouge, aux yeux clignotants, peu intelligent, appartenant à la race brillante, sympathique, frivole et disparue des romanciers du boulevard — en compagnie de Feydeau, Delpit, Boisgobey et quelques autres — Adolphe Belot avait écrit, d’après un scénario fait en commun, une pièce qui ne plaisait pas à mon père. Il la refit de la première à la dernière ligne. Je le vois encore, sous le grand arbre qui nous servait de cabinet de travail, sa pipe aux lèvres, un doigt sur sa pipe, essayant, puis rejetant, puis reprenant les phrases de Fanny, de Jean Gaussin, de Caoudal. Rien de plus curieux que de suivre le travail de cette pensée toujours frémissante, toujours appuyée sur le réel et qui avait ses repères dans l’émotion. J’attendais, avant d’écrire, que l’imagination paternelle se fût décidée et « le fils de l’auteur de Sapho » — comme m’appelaient alors mes camarades — se trouvait ainsi initié aux difficultés du métier, plus agréablement que « le pauvre Guy » à Croisset. Quand nous avions bien travaillé, une bouteille de vermouth Noilly Prat, clair et sec comme une aube de chasse, constituait notre récompense. Nous la laissions à rafraîchir au bout d’une ficelle, dans un petit bassin voisin, cachions notre verre commun et prenions des airs innocents lorsque ma mère, Mme Baret ou Mme Parrocel venaient faire un tour de notre côté. Cet ingénieux stratagème, que je recommande aux amateurs de vermouth, est ainsi consigné au début du quatrième acte de Sapho et attribué à l’oncle Césaire. Chaque fois que j’assiste à la représentation, je suis transporté aux matins radieux de Saint-Estève.

À Nîmes, où les parents ne nous manquaient pas, une vieille et profonde affection liait mon père à André Montégut, son cousin, qui tenait, place Curaterie, une pharmacie fort achalandée. Ses trois fils, Louis, Gustave, et Alphonse, dont les