Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/603

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permettre de sortir du labyrinthe, était embrouillé de telle façon que les meilleurs renonçaient à y voir clair et se contentaient d’un carpe horam gros de menaces.

N’allez pas croire que la société fût extrêmement corrompue, ni que le sentiment du devoir civique et patriotique fût éteint dans les âmes. Nullement. Les braves gens, les gens vertueux, bien intentionnés, curieux, zélés, laborieux, abondaient dans tous les partis, dans toutes les classes. Les œuvres philanthropiques étaient nombreuses. Le cœur demeurait excellent. C’est la tête qui était malade. Le Français semblait avoir oublié les règles éternelles qui président à la statique, à la dynamique des peuples et des sociétés, sans lesquelles un pays, selon le mot de Rouvier, se dissout. J’ai entendu des ecclésiastiques, des militaires, des lettrés de premier plan tenir, sur l’effort à donner, des propos absurdes et enfantins, proposer des panacées grotesques, ou bien se lamenter vainement, comme des petites filles malheureuses dans un parloir de pensionnat. Je vous conterai cela un jour.

Il y avait cependant, en ce temps-là, un homme égal aux premiers parmi les plus grands politiques et penseurs français, ardemment patriote, d’une froide lucidité, d’un jugement inébranlable, entouré d’un très petit nombre de disciples, écrivant dans un journal peu lu et dont le nom, inconnu de la masse, faisait hausser les épaules des salonnards à gilet brodé comme d’Avenel, ou des politiciens même subtils comme Dausset. Lemaître levant le doigt disait de lui : « C’est le premier et de beaucoup, mais je ne le dirai pas devant Syveton… » Puis après un silence : « C’est même le seul ». Déroulède disait de lui : « Il faudra que nous ayons ensemble, un jour, un débat très sérieux, très complet… » Jaurès et Clemenceau disaient de lui, depuis un certain article célèbre et qui avait retourné une situation compromise : « Il ne faut jamais discuter avec celui-là, ne jamais lui répondre ». Les imbéciles concluaient : « C’est un sophiste ». Cet homme portait, dans son esprit constructeur et hiérarchisant, le moyen d’éviter les pires malheurs et savait le remède aux maux sans nombre. Cet homme portait, dans sa volonté, de quoi relever tous les autels et tous les courages. Quand l’idée de son pays le tenait, il se passait de manger et de dormir, et, faute d’action, il écrivait vingt heures de suite, sans