Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/61

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André Montégut, pour nous faire taire, tapait-il de sa canne au plafond, Louis nous contait les interminables récits de M. de Ginestous, riche propriétaire de Remoulins, et de son chien, lequel avait par mégarde mordu au mollet l’épicière de la localité. Chaque soir un épisode nouveau s’ajoutait à ce fait divers, qui comportait des chœurs et un solo de basse, car M. de Ginestous devait peser, nu, cent trente kilos.

Je ne rapporterais pas ces chers enfantillages, qui n’ont de prix qu’à ma mémoire, si mon père n’avait puisé là l’idée d’un ouvrage que la maladie ne lui laissa pas le temps d’écrire. Il s’agissait d’une clinique de maladies des yeux, où des pensionnaires réunis, ignorant qui ils étaient dans le monde, ne se voyant pas, ne devant plus se retrouver, pouvaient se raconter entre eux leurs derniers secrets, se confier librement le fond de leurs âmes. J’ai connu le plan général et quelques détails de ce projet. Il eût été un des chefs-d’œuvre les plus aigus, les plus poignants d’Alphonse Daudet.

Louis Montégut est un des très rares artistes que j’ai vu prendre l’art pour ce qu’il est : un divertissement magnifique. Il ne l’encombrait pas de ces discussions philosophiques qui finissent par encapuchonner les belles choses comme des housses. Il avait le goût sûr et direct. Un des premiers, il célébra le génie d’exécutant d’Édouard Risler, auquel le lia bientôt une étroite amitié, et la force créatrice de Reynaldo Hahn, dont la précocité fut effarante et qui a toujours été en se développant. Mais il disparut trop tôt pour connaître et célébrer cette page unique qu’est le Bal de Béatrice d’Este. Par la fréquentation de Louis, on sentait que la peinture, la sculpture, la musique et l’architecture sont les fragments d’une grande et lucide ivresse, les épisodes disjoints et les échos d’une fête donnée quelque part loin de nous, à laquelle la science et l’amour des corps, charnels ou glorieux, et de ce qui émane des esprits, nous permettent parfois de participer. Précieuses parcelles d’un flamboyant ensemble !

Sevré de sa Provence, Alphonse Daudet se donnait l’illusion d’y passer encore quelques minutes chaque semaine en m’emmenant chez Creste et Roudil, qui tenaient rue Turbigo une boutique de comestibles à l’enseigne : Aux Produits du Midi. On trouvait là de la bonne huile, de la vraie, — qui n’a rien de