Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/632

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sorte de hérissement de la moustache, un « peuh, pfrrouff », qui les éparpillait dans l’espace. Il n’accrochait à aucune des ronces, ni des sottises, ni des petitesses de la vie courante. Il n’écoutait même pas les médisances, ni les calomnies, pas plus qu’il ne voyait les laideurs ou verrues d’un paysage. Ce qui comptait, à ses yeux, c’étaient la beauté des lignes, la noblesse des sentiments, et la virtus dans sa pleine acception. Il demeurait courtois jusque dans sa façon de relever les manques d’égards et de grossièretés. À quelqu’un, qui bousculait sa femme dans un corridor de théâtre : « Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous êtes un mufle de la dernière catégorie ». Puis, comme l’autre bafouillait des excuses : « Vous voici maintenant de la toute première ». Il dégageait ce je ne sais quoi qui fait que les choses s’arrangent bien, que le voiturier donne sa voiture, que l’aubergiste soigne son menu, que le raseur, pris de coliques, disparaît. Il enrichissait le principal et il éliminait l’accessoire. Il aimait et comprenait et savait consoler les grands vieillards et les jeunes enfants. L’esprit des Évangiles, une sorte d’ambiance miraculeuse, flottaient autour de lui, comme chaque fois qu’un humain exceptionnel s’élève, par le sacrifice, au-dessus de l’humanité. Pourtant catholique de tempérament, d’inclination, et jusque dans les moelles, il n’était pas d’esprit mystique, il demeurait sur le plan terrestre. À lui, comme à presque tous ceux de notre génération, la haute formation spirituelle avait manqué et le renanisme scientifique avait fait concurremment beaucoup de mal. Ce grand écrivain de Renan aura joué, auprès des jeunes générations de l’entre-deux-guerres, de 1875 à 1895, le rôle d’un malfaiteur public, en leur faisant croire que la négation était plus intelligente. Il m’apparaît aujourd’hui, le fin Breton renégat, au masque éléphantesque, ainsi qu’un flûtiste entre deux charniers.

De temps en temps, trop rarement à mon gré, on apercevait, chez « Fœmina », le psychologue Antoine Bibesco. C’est un des plus amusants numéros que j’aie rencontrés. Ce grand garçon voûté, barbu, tenace, au visage plissé, qui semble ridé, s’approchait de vous et vous interrogeait : « Quel âge avez-vous ? Depuis combien de temps faites-vous de la littérature ?… Quand vous réfléchissez, voyez-vous un abîme à gauche, comme Pascal, ou une boule de feu comme Newton ?… Quel