Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/77

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le déconcertait, l’irritait. Non seulement le roi déshonorait sa fille, sacreblotte, mais encore le public le blaguait, lui, le père martyr. Aussi sabota-t-il complètement le dernier acte, secouant son sac tragique comme un charbonnier mécontent, et déblayant les vers à la vapeur, avec la hâte visible d’en finir.

C’était le désastre, à un tel point que l’ovation à Hugo n’eut pas lieu. Le vieillard, d’ailleurs retombé en enfance sublime, partit tout simplement au fond d’un fiacre, derrière lequel il y eut de maigres clameurs. Les gens se demandaient comment une si pauvre chose avait pu jadis soulever des colères et des enthousiasmes. Mendès, n’ayant trouvé personne à gifler en l’honneur du Parnasse, alla se saouler au cabaret voisin, en compagnie de sa dernière conquête, une nymphe à tête de mort du plus terrible aspect. Il apparut, cette nuit-là, que le romantisme avait reçu un rude coup. Comme on disait : « Le Roi s’amuse… mais il est le seul… » La vérité est que son théâtre est la partie la plus caduque de l’œuvre de Hugo. Lyrique et peu scénique, il a construit des drames grandiloquents, mais vides, avec des réminiscences de Shakespeare, sur lesquelles sont plaqués quelques effets contrastés et plats : le brigand, fleur d’héroïque vertu ; le valet amoureux de la Reine ; le bouffon hanté par Pascal et Bossuet ; les vieux de la vieille moisissant dans un burg. La vie est absente de ces enluminures, ainsi que le sens légendaire, historique, psychologique et politique. Il reste, ici et là, un chant mélodieux et noble — comme au dernier acte à d’Hernani — mais exécuté par un violon solitaire, sur la tombe d’une grande erreur. Nulle part plus que dans ses pièces n’éclate la disproportion formidable entre la capacité intellectuelle et la puissance verbale de Hugo : des ailes d’aigle, qui soulèvent et meuvent un roitelet.

Vers le même temps avait lieu la fête du quatre-vingtième anniversaire de la naissance du glorieux « Siècle-avait-deux-ans ». Sous la fenêtre de son petit hôtel, ce fut un interminable défilé d’hommes de lettres, d’hommes politiques et de badauds. On distinguait le vieux debout, sous son vaste front, derrière la vitre, tenant son petit Georges par la main. En dépit de la température plutôt aigre, on ouvrit, l’espace d’une minute, et une formidable acclamation monta vers lui. Une délégation des enfants des écoles Ferry fut introduite et récita des vers de