Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/79

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ainsi qu’il le répétait avec l’accent d’un gone de Lyon, sa ville natale, pour son patriotisme et pour la lucidité de ses exposés. Au milieu d’une analyse de la Critique de la Raison pure, il campait un éloge de Gambetta ou de Freycinet, prononcé d’une voix forte, persuadée et persuasive, qui paraissait venue du fond de la conscience. À certains anniversaires de l’Année Terrible, il nous faisait une lecture ad hoc, souvent puisée dans les Contes du lundi et dans les Lettres à un absent. Dans la grande salle de visite du rez-de-chaussée, son portrait en prix d’honneur attirait les regards et l’on racontait que ce prix lui avait valu la protection et la faveur du célèbre financier Donon, directeur du Globe et bienfaiteur de cette haute récompense. Il avait toujours à la bouche les mots d’intégrité, de désintéressement, de démocratie et de sacrifice. C’était un bœuf de travail. Il corrigeait nos compositions en trois jours, nos devoirs en douze heures, et nous remettait des copies couvertes d’annotations toujours utiles et souvent remarquables. J’étais, — je puis l’avouer et le palmarès en témoigne, — parmi les deux ou trois privilégiés dont il s’occupait particulièrement, qu’il jugeait dignes de ses sourires, sous son lorgnon, au-dessus de sa courte barbe noire, et quelquefois de petits apartés sur les marches montant à la chaire. Au sortir de plusieurs années de latin, de grec, de littérature française, de mathématiques, ce fils d’un canut de Lyon nous représentait la pensée toute pure, l’embarquement pour les îles bienheureuses du subjectivisme transcendantal.

Non certes qu’il méprisât Herbert Spencer et la traduction de l’honorable M. Gazelles. Conformément aux programmes, il nous imprégnait consciencieusement des ouvrages de ce biologiste manqué, pour qui l’évolution fut un dogme, des Premiers principes aux Principes de sociologie. Il nous infligeait Alexandre Bain, les Émotions et la volonté, Stuart Mill et ses Mémoires, sa propre traduction du Monde comme volonté et représentation de cet hérédo-misanthrope de Schopenhauer, toujours à deux doigts de la paralysie générale, tous les bouquins de Fouillée, ceux de Ribot, si prétentieux, arbitraires et vides et cette Irreligion de l’avenir de Guyau, qui a exercé une funeste influence sur toute une génération. Il analysait merveilleusement l’Éthique de Spinoza et la Monadologie de