Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/87

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petits-enfants, qui aimaient passionnément leur « papapa », comme ils l’appelaient, et le pleuraient ouvertement, sans aucun souci de protocole, ni de vanité. Il leur représentait, outre la gloire, les gâteries et attentions émouvantes de chaque jour, une simplicité de cœur sur laquelle devrait prendre modèle un nain à cinq centièmes comme Rostand. Hugo fut en apprêt et apparat pour l’histoire ; il ne le fut pas pour les siens. Il n’appliqua pas à son foyer le ton épique, si agaçant, de ses préfaces et manifestes.

J’ai vu de près cette fin illustre, car pendant toute une semaine je suis demeuré aux côtés de Georges Hugo ; la haute et précoce distinction naturelle de mon ami avait horreur de l’intrusion officielle et politique dans son amer chagrin. Il le témoignait hautement. Ce jeune homme beau et fier, vers qui se tournaient alors tous les regards, évitait de sortir de chez lui, afin d’échapper à la curiosité des badauds.

Lockroy n’avait eu qu’une idée, qui a pesé sur toutes ses comédies : ménager son comité électoral du onzième arrondissement. Il recevait les délégations avec un air d’affliction comique, quand on savait ses sentiments vrais pour Hugo. Cette disparition était pour lui une délivrance. Je l’ai entendu faire « ouf ! » non pas une fois, mais vingt fois. C’est qu’aussi un patriarche de génie est un meuble encombrant dans une demeure, avec ses habitudes, ses habitués, et toute sa séquelle de quémandeurs. Néanmoins, il fallait jouer la simagrée du désespoir, en vue des urnes prochaines. Aussi Lockroy, qui se tordait de rire et de satisfaction cynique dans son petit cabinet de travail, son éternel cigare à la bouche, se changeait-il instantanément en fontaine Wallace, dès qu’arrivait un visiteur. Je le vois, ses gros yeux globuleux remplis d’eau à volonté, accompagnant à la chambre mortuaire ses camarades personnels, tel Jules Claretie, et tous les Freycinet et les Floquet de l’époque, puis croisant ses bras maigres sur son ventre creux, et secouant sa bobine déjà blanche, comme un qui a perdu la raison d’exister. Ses compères lui serraient les deux mains avec des mines non moins désolées, et lui répétaient avec insistance : « Vous tomberez malade. Sortez un peu, allez à l’air, ménagez-vous. » Mais lui faisait « non, non » de la tête, levait les yeux au ciel, prenait à témoins ses secrétaires, Gustave Ollendorff, juif blond frisé, et Payelle, modèle