Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/97

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Georges Ohnet, qui faisaient un tapage énorme. Toute la jeunesse lettrée saluait la renaissance d’un genre et d’une objectivité qui semblaient avoir disparu avec Sainte-Beuve, la pointe brillante d’une ironie souple comme une épée. Mon père était féru de Lemaître. Dès qu’il le voyait entrer, il l’accueillait par une exclamation amicale, un rire admiratif et leurs sens du comique s’accordaient autant que leurs sérieux. À Louis-le-Grand, où les vétérans de rhétorique et de philosophie étaient nombreux, le succès de cette première série des Contemporains dépassait tout. Professeurs, maîtres d’études, élèves les savaient par cœur. Ceux qui n’ont pas été dans l’Université à ce moment ne peuvent se rendre compte de la rapidité avec laquelle le feu flamba. C’est qu’aussi le monde des lettres, assourdi par le tapage obscène de Zola, et celui des théâtres, qu’accaparaient les mélos pseudo-historiques de Sardou et les paradoxes sentimentalo-mondains de Dumas fils, avaient grand besoin d’un classificateur, d’un ordonnateur, d’un remetteur au point. La voix claire et prenante de Lemaître rappelait ses compatriotes au bon sens. C’était une cloche de grande allure. Elle rallia les gens de goût, désemparés et submergés par une production médiocre.

Lemaître fréquentait et dirigeait Le Roux, aussi indulgent qu’Alphonse Daudet, à ses fables amusantes et touchantes. Chose étrange. Le Roux n’a pas déversé, ou si vous préférez, délivré ses remarquables aptitudes d’imaginatif dans le roman. L’homme devait rester en lui plus original que l’écrivain.

À cette époque remonte aussi ma longue camaraderie avec Maurice de Fleury, aujourd’hui académicien et médecin en renom. Il venait de Bordeaux, où il avait été élève du fameux Pitres, pour achever ses études à Paris. Doué d’une intelligence remarquable, d’une mémoire étonnante et sûre, il possédait les poèmes de Leconte de Lisle, de Baudelaire ou de Hugo aussi bien que les ouvrages de Charcot ou les articles du dictionnaire Dechambre. Il aimait furieusement la musique et la littérature et apportait à tout un délicieux entrain. Des carrières diverses et les circonstances nous ont séparés, mais chaque fois que je lis son nom ou son pseudonyme de Bianchon — car il était balzacien, je vous en réponds ! — au bas d’une chronique du Figaro, j’entends nos rires et le bruit de nos discussions, psychologiques, morales, philosophiques. Quel vacarme d’idées