Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 1.djvu/112

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« À peine est-il arrivé, je lui jette les bras au cou, car je ne pensais pas être vue ; je l’embrasse sur la bouche et sur toute la figure, comme j’avais coutume de le faire à chacune de ses visites. Lui, plus que d’habitude, affecte de me combler de caresses, afin d’aider à sa fraude. L’autre malheureux, conduit à un si douloureux spectacle, voit tout de loin.

« Il tombe dans une telle douleur, qu’il veut s’arracher la vie. Il pose à terre le pommeau de son épée, et va se jeter sur la pointe. Lurcanio, qui avait vu avec un grand étonnement le duc monter jusqu’à moi, mais sans reconnaître qui c’était, s’apercevant du dessein de son frère, se précipite,

« Et l’empêche de se percer le cœur de sa propre main. S’il avait tardé, ou s’il s’était trouvé un peu plus éloigné, il ne serait pas arrivé à temps et n’aurait pu l’arrêter. "Ah ! malheureux frère, frère insensé, — s’écrie-t-il, — as-tu perdu l’esprit que, pour une femme, tu songes à te tuer ? Qu’elles puissent toutes disparaître comme neige au vent !

"Songe à la faire mourir, elle, et réserve ta mort pour une occasion qui te fasse plus d’honneur. Tu as pu l’aimer, tant que sa fourberie ne t’était point révélée ; maintenant elle doit t’être odieuse, puisque tu as vu de tes yeux combien elle est coupable et de quelle manière. Cette arme que tu tournais contre toi-même, conserve-la pour rendre devant le roi un tel crime manifeste à tous."