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une fois unies, que rien ne saurait disjoindre ; il en est d’autres qu’aucun art ne saurait unir. Pour toi, ô Montaigne, ce qui t’a uni à moi pour jamais et à tout événement, c’est la force de nature, c’est le plus aimable attrait d’amour, la vertu. »

Puis, après ces quelques minutes de gracieuses confidences, il expose encore à Montaigne ses sentiments sur la vertu. ]usqu’ici pour ainsi dire il en avait surtout montré la gloire, tandis que maintenant il en fait ressortir l’utilité. Sa théorie est ingénieuse. Quoique la forme n’en soit pas didactique et laisse percer parfois une légère malice, cette satire n’en est pas moins un véritable traité de morale. La Boétie pousse le jeune homme à la vertu, en lui montrant combien le bonheur né du vice est court et trompeur. Est·ce à dire que La Boétie prêchait pour cela la doctrine épicurienne, qui déclare l’homme fait pour le plaisir et lui montre la vertu comme la source la plus pure et la plus certaine de ce plaisir, souverain but de sa nature ? Non ; si l’influence épicurienne s’y retrouve, c’est surtout dans la versification, visiblement inspirée d’Horace, dont les réminiscences sont nombreuses et dont La Boétie reproduit un peu aussi la doctrine aisée. Quoi de plus naturel d’ailleurs que cette argumentation, comme le remarque M. Desjardins ? « Sans doute, la vertu est belle, mais le vice est attrayant ; il est plus malaisé de s’attacher fermement à la première que de se laisser mollement entraîner au second : pourquoi ceux qui recommandent le bien ne feraient-ils pas valoir toutes les raisons de le cultiver avec zèle, et négligeraient-ils celles qui peuvent être le plus efficaces sur un grand nombre d’esprits[1] ? »

Toutes ces questions sont traitées avec une grande délicatesse de touche, avec un aimable enjouement. La Boétie moralise sans morgue et sans pédant appareil : il ne veut point parler comme un oncle sévère :

Ludam vacuus, blandisque ferocem
Aggrediar melius…

— Il expose avec grâce l’éducation du jeune homme telle qu’il la rêve et telle qu’il la veut, et fait avec vivacité le tableau des vertus qu’il recommande. Au premier rang, il place la continence, nécessaire aux grands efforts et aux nobles pensées. Il en peint habilement les avantages et les bonheurs. Mais jamais il n’effraie son disciple par des raisonnements trop sévères. Il préfère mettre en parallèle les joies fugitives du vice avec les joies pures du foyer

  1. Albert Desjardins, Les Moralistes du XVIe siècle, 1870, in-8o, p. 136.