Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 2.djvu/84

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les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être.

I9 (I)

La vie est courte et ennuyeuse : elle se passe toute à désirer. L’on remet à l’avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs ; on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint : si l’on eût guéri, ce n’était que pour désirer plus longtemps.

20 (VIII)

Lorsqu’on désire, on se rend à discrétion à celui de qui l’on espère : est-on sûr d’avoir, on temporise, on parlemente, on capitule.

2I (I)

Il est si ordinaire à l’homme de n’être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d’être acheté par mille peines, qu’une affaire qui se rend facile devient suspecte. L’on comprend à peine, ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux,