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FABLES CHOISIES.

Grace aux soins du Berger, de trés-notables sommes.
Le Berger plut au Roy par ces soins diligens.
Tu merites, dit-il, d’estre Pasteur de gens ;
Laisse-là tes moutons, vien conduire des hommes.
Je te fais Juge Souverain.
Voilà nostre Berger la balance à la main.
Quoy qu’il n’eust gueres veu d’autres gens qu’un Hermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout,
Il avoit du bon sens ; le reste vient ensuite.
Bref il en vint fort bien à bout.
L’Hermite son voisin accourut pour luy dire,
Veillay-je, et n’est-ce point un songe que je vois ?
Vous favory ! vous grand ! défiez-vous des Rois ;
Leur faveur est glissante, on s’y trompe ; et le pire,
C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.
Vous né connoissez pas l’attrait qui vous engage.
Je vous parle en amy. Craignez tout. L’autre rit,
Et nostre Hermite poursuivit :
Voyez combien déja la Cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle, à qui dans un voyage
Un serpent engourdy de froid
Vint_s’offrir sous la main ; il le prit pour un foüet.
Le sien s’estoit perdu tombant de sa ceinture.
Il rendoit grace au Ciel de l’heureuse avanture,
Quant un passant cria : Que tenez-vous ? ô Dieux !
Jettez cet animal traistre et pernicieux,
Ce serpent. C’est un foüet. C’est un serpent, vous dis-je :
A me tant tourmenter quel interest m’oblige ?
Pretendez-vous garder ce tresor ? Pourquoy non ?
Mon foüet estoit usé ; j’en retrouve un fort bon ;
Vous n’en parlez que par envie.
L’aveugle enfin ne le crut pas,
Il en perdit bien-tost la vie :
L’animal dégourdy piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il vous arrivera quelque chose de pire.
Eh, que me sçauroit-il arriver que la mort ?