Page:La Fontaine - Fables, Bernardin-Bechet, 1874.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’elle enfermaient un triple sens, et signifiaient encore : « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. » Dès qu’il fut de retour, Xantus commanda qu’on enfermât le Phrygien, et que l’on lui mît les fers aux pieds, de crainte qu’il n’allât publier cette aventure. Hélas ! s’écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l’anneau public (c’était apparemment quelque sceau que l’on apposait aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d’un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c’était Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s’il rencontrait bien, l’honneur en serait toujours à son maître ; sinon, il n’y aurait que l’esclave de blâmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu’on le vit, chacun s’éclata de rire : personne ne s’imagina qu’il pût rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu’il ne fallait pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y était enfermée. Les Samiens lui crièrent qu’il dît donc sans crainte ce qu’il jugeait de ce prodige. Ésope s’en excusa sur ce qu’il n’osait le faire. La Fortune, disait-il, avait mis un débat de gloire entre le maître et l’esclave : si l’esclave disait mal, il serait battu ; s’il disait mieux que le maître, il serait battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l’affranchir. Le philosophe résista longtemps. À la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu’il en avait comme magistrat ; de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Ésope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce prodige ; et que l’aigle enlevant leur sceau ne signifiait autre chose qu’un roi puissant qui voulait les assujettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires ; sinon, qu’il les y forcerait par les armes. La plupart était d’avis qu’on lui obéît. Ésope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes : l’un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable ; l’autre, d’esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse. C’était conseiller assez intelligemment aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l’ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L’ambassadeur lui dit que, tant qu’ils auraient Ésope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu’ils avaient au bon sens du person-