Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 16.djvu/197

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un bonheur pour nous ; car plusieurs d’entre eux se trouvant près de notre vaisseau lorsque nous en voulûmes descendre, non-seulement ils nous emmenèrent par-dessous les bras, comme gens qui ne pouvaient encore se soutenir, mais, apprenant ce que nous avions souffert de la famine, ils nous exhortèrent à nous garder de trop manger, et nous firent d’abord user peu à peu de bouillons de vieilles poulailles bien consommés, de lait de chèvre, et autres choses propres à nous élargir les boyaux, que nous avions tous fort rétrécis. Ceux qui suivirent ce conseil s’en trouvèrent bien. Quant aux matelots qui voulurent se rassasier dès le premier jour, je crois que de vingt échappés à la famine, plus de la moitié crevèrent et moururent subitement. De nous autres quinze, qui nous étions embarqués comme simples passagers, il n’en mourut pas un seul, ni sur terre, ni sur mer. À la vérité, n’ayant sauvé que la peau et les os, non-seulement on nous aurait pris pour des cadavres déterrés, mais aussitôt que nous eûmes commencé à respirer l’air de terre, nous sentîmes un tel dégoût pour toutes sortes de viandes, que moi particulièrement, lorsque je fus au logis, et que j’eus approché le nez du vin qu’on me présenta, je tombai à la renverse dans un état qui me fit croire prêt à rendre l’esprit. Cependant, ayant été couché sur un lit, je dormis si bien cette première fois, que je ne me réveillai point avant le jour suivant.