Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/10

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se rendaient au Sprudel (source). Ils chantaient en chœur ; le son de leurs jeunes voix d’abord vague, puis plus fort à mesure qu’ils se rapprochaient, s’affaiblissait à mesure qu’ils s’éloignaient et se perdait dans les arbres derrière lesquels la joyeuse bande disparaissait.

Cependant une note fausse, dans ce flot d’harmonie germanique, sonna aigrement à mon oreille le jour où j’appris que, dans l’Empire allemand, plus d’enfants se suicidaient que dans n’importe quel autre pays.

Mais bientôt cette impression s’effaça au milieu du puissant ensemble célébrant le bien-être allemand sur tous les tons et par tant de voix. Des séjours dans diverses villes nous firent mieux connaître encore ce bien-être. En allant à Worms, pour voir le fameux monument de Luther, nous avions remarqué une belle forêt que traversait notre route. Cette forêt appartient à la ville de Francfort-sur-le-Mein, qui depuis sept cents ans l’entretient et l’exploite et qui, pendant cette période, en a utilisé tout le bois pour ses besoins ; mais si habilement que la production a toujours suffi à la consommation. J’ai aussitôt pensé à nos forêts que l’on pille et que l’on abat et à nous-mêmes qui nous vantons de notre glorieux avenir tout en détruisant les ressources nécessaires à cet avenir. Francfort nous donne une bonne leçon, si seulement nous savions en profiter.

IV.

C’est à Francfort-sur-le-Mein qu’est né un des trois plus grands génies poétiques que l’on ait vus depuis la Grèce et Rome — Goethe, que j’aurai plus d’une fois l’occasion de citer. Mais Francfort possède aussi des gloires modernes que j’ai vues. C’est une des villes les mieux administrées de l’Allemagne. J’ai même fini par trouver un certain charme à la Gare de l’Union, parce qu’elle était la porte qui me donnait accès aux plaisirs et aux attractions de la ville. Les trains y étaient symboliques de tout l’Empire. À un kilomètre environ au nord de Nauheim, la voie du chemin de fer passe sous un pont, puis décrit une courbe et disparaît aux regards. Le train de quatre heures quinze était celui que je prenais de préférence pour me rendre à Francfort. Je me tenais sur le quai, montre en main, en attendant le train. À quatre heures onze minutes, le pont était invariablement un trou béant. À quatre heures douze, invariablement, la locomotive remplissait le trou ; puis le train s’approchait et d’un mouvement régulier et doux glissait en gare, exact à une seconde près. Et les autres trains de même.

Les chefs de train étaient des employés disciplinés, courtois et renseignés. Ils apparaissaient à la portière du wagon, droits, en demandant les billets en termes consacrés. Si on les interrogeait, ils répondaient correctement, avec une précision teutonne grave, mais sans brusquerie. J’ai fait une vingtaine de voyages et une seule fois j’ai eu affaire à un employé grossier. Il va sans dire que je ne ferais pas des camarades de ces chefs de train ; mais comme chefs de train, ils étaient incomparablement supérieurs à mon aimable compatriote de l’État de Géorgie qui, un jour que je