Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/17

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il est du domaine de l’aliéniste ; c’est la folie des grandeurs, doublée de la manie de la cruauté.

J’ai le souvenir très net de la première impression que j’ai eue de cet état d’esprit maladif. C’était le mercredi, 5 août 1914. Nous étions au milieu de l’Atlantique. Les passagers, groupés devant le tableau des dépêches, attendaient le radiotélégramme du jour pour savoir quelle autre partie de l’Europe s’était écroulée depuis la veille. Ce matin-là, on afficha la proclamation du Kaiser citant Hamlet, sommant ses sujets « d’être ou bien de n’être pas » et de combattre un monde ligué contre eux. Il y avait dans ses paroles un tel accent d’incohérente exaltation que je dis à un de mes amis : « Aurait-il perdu la raison ? »

Plus tard, pendant le voyage, nous dûmes fuir, dans le brouillard et tous feux éteints, devant deux croiseurs allemands dont personne ne paraissait avoir peur, sauf une stewardess, qui disait : « Ce sont tous des bêtes sauvages. Ils nous enverraient au fond de l’eau. » Personne ne voulut la croire. Nous la croyons, maintenant. Car depuis lors nous avons retrouvé, dans bien des voix allemandes, le même accent d’incohérence sauvage que dans la voix du Kaiser, et nous savons aujourd’hui que la folie de l’Allemagne est semblable à ces épidémies mentales du moyen-âge où le fanatisme, religieux la plupart du temps, frappait de diverses espèces de folie des populations entières.

L’affection dont souffre l’Allemagne est la prussianisation de l’Allemagne. Longtemps après que nous aurons tous disparu, les hommes étudieront cette guerre ; et quelle que soit la part de responsabilité attribuée aux diverses nations, la plus lourde responsabilité et le fardeau du crime pèseront sur la Prusse et sur le Hohenzollern, à moins toutefois qu’il n’arrive que l’Allemagne fasse la conquête du monde et que le Kaiser ne lui dicte sa version de l’histoire et supprime toutes les autres versions, comme il a fait l’éducation de ses sujets depuis 1888. Mais cela ne sera pas ; quoi qu’il puisse arriver auparavant, la fin ne sera pas celle-là. Si je croyais que la terre pût être prussianisée, la vie n’aurait plus d’attrait pour moi.

Le cas de l’Allemagne, à mon sens, est, depuis le commencement jusqu’à la fin, une chose fatale, prédestinée, inéluctable ; des forces cosmiques, qui dépassent l’entendement humain, ont envahi, comme un flot, les terres septentrionales, de même qu’autrefois elles ont inondé les régions australes ; elles donnent à la race teutonne son moment de puissance, son heure de paroxysme de force, de grandeur sauvage, de débordement intellectuel et fécond — pour que d’elle-même, sous sa propre impulsion, elle s’abîme, dans un cataclysme final.

Ce mouvement date d’une époque bien antérieure à Napoléon — qui l’a enrayé un moment — du temps de l’Allemagne de la Réformation, de la poésie, de la musique, de cette grande Allemagne qui était florissante au moment où la fleur empoisonnée de la Prusse commençait à germer. Vers 1830, Heine a vu la nouvelle et pernicieuse influence, et ses écrits montrent le mépris qu’il en avait. L’ambition politique et l’ambition dynastique réunies ont abouti à la passion de la domination universelle. On en distingue l’origine dans Fréderic-le-Grand. C’est lui qui a