Page:La Phalange, tome 4, 1846.djvu/192

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qui, sous toutes les zones, t’abreuves aux sources pures du beau ; — ne vous est-il point arrivé à tous deux, aux heures de la préoccupation ou de la sérénité, de voir soudainement surgir en un coin de ciel, par delà l’étendue des flots, — une aurore splendide, une montagne géante, une chose glorieuse et inattendue ? N’avez-vous point contemplé, long-temps pensifs, ce spectacle que vous donnait Dieu, — jusqu’à ce que fermant vos yeux un instant éblouis, vous les ayez entrouverts de nouveau, les laissant errer capricieusement, — sans ordre, sans intention, — de détails en détails, d’une merveille à l’autre, et saisissant au passage les rayons furtifs, les ciselures argentées du nuage ou les échappées rafraîchissantes des vallées ? — Comme vous, à l’un des horizons de ma vie, j’ai rencontré l’œuvre d’un grand poëte, et, maintenant, remis de l’éblouissement premier, je vais, d’une page à l’autre, admirant et songeant.

Certes, lorsque Byron mit en lumière, — parole vieillie, mais dont le sens est admirable ici, — les deux contemplations lyriques qu’il nomma Ciel et terre et Caïn, il eut toute raison de les intituler mystères, non par analogie à certaines ébauches indirectes du théâtre au moyen-âge, quant au fond ou quant à la forme, mais bien parce que ce sont en effet les plus profonds mystères du cœur de l’homme illuminés de toutes les clartés du génie. Chacun sait à quelles odieuses et ridicules attaques ces poèmes sublimes furent en butte en Angleterre lors de leur apparition, et à quelle école satanique il fut dit qu’ils appartenaient. Aujourd’hui la mort héroïque de l’homme a consacré le poëte aux yeux de tous.

Nous sommes aux pieds du mont Ararat, avant que l’écume du déluge eût blanchi ses pics solitaires. En ce temps là les anges aimaient les vierges qui naquirent d’Ève. Ces choses ne se voient plus, mais la Genèse et le poète disent qu’alors il en était ainsi. Peut-être même est-ce en mémoire de leurs célestes amants, et par une confusion traditionnelle due à cet amour primitif, que les filles de l’homme se croient et se laissent si complaisamment appeler des anges. Du moins, me serait-il fort difficile d’en donner une explication plus naturelle. — Quoi qu’il en soit, la race de Caïn avait peuplé la terre où fleurissait, sous la garde vengeresse de l’archange, le paradis arménien ; et les enfants du dernier né d’Ève vivaient, sans s’y mêler, au sein de cette branche aînée de la famille humaine. Les géants, fils des anges, dans l’orgueil de leur origine, parcouraient, d’un pas dominateur, le monde habité dont les échos retentissaient du tonnerre des orgies antédiluviennes. Un poète a chanté récemment, dans une œuvre trop décriée, quelques pages de cette histoire primitive. — Dieu se troubla dans son sanctuaire au bruit que faisait l’homme. Il le regarda avec indignation et le maudit une seconde fois, se préparant à déchaîner sur lui les cataractes supérieures. — Et voici que le poème s’ouvre. — Ô filles du premier meurtrier, amantes privilégiées des enfants du ciel, où courez-vous ainsi, demi-nues et rayonnantes de beauté ? L’instinct de l’anéantissement vous agite-t-il ? Les bruits précurseurs du déluge ont-ils frappé vos oreilles ? — Non, le dessein de Dieu veille encore dans sa pensée et dans celle de ses élus. Vous n’avez entendu que les derniers chants que l’oiseau murmure sur les cèdres de l’Ararat ; vous n’avez aperçu que les lueurs avant-