Page:La Revue anarchiste, année 1, numéro 4, 1922.djvu/29

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révolution russe a simplement confirmé — clairement et nettement — mes conceptions et prévisions. (Je remarquerai à propos : ce compte rendu a priori de la situation a probablement été une des raisons qui m’ont permis de ne pas m’égarer dans la tempête et de rester tel que j’étais alors que tant d’autres n’ont pas pu le faire…)

Réfléchissez maintenant sérieusement à mon aveu.

Prévoir la « victoire » des bolcheviks, signifiait prévoir tout le développement logique de la « révolution bolchevique ». Cela signifiait prévoir que les bolcheviks entraîneraient les masses, domineraient la révolution, s’empareraient de toute la machine gouvernementale, formeraient un gouvernement, établiraient une dictature du parti et d’individus, installeraient une police ouverte et secrète, okhrana, censure, introduiraient l’inquisition et la terreur, détruiraient la personnalité, tueraient l’initiative, rempliraient les prisons, écraseraient tout et tous — et, naturellement, se débarrasseraient des anarchistes…

Et, en effet, j’ai prévu l’inévitable de tout cela.

Déjà, pendant la révolution, les camarades péchaient en attirant exclusivement leur attention sur des facteurs négatifs partiels, en les attaquant furieusement et les critiquant sans éclaircissement approfondi, sans indication claire sur l’étroite dépendance logique de tous ces facteurs dans l’ensemble de la marche des événements — de la direction prise par la révolution…

Les bolcheviks aimant à citer ces exemples de cette menue critique, pour crier hypocritement contre les « critiques creuses », les « attaques démagogiques vides » des anarchistes, etc… Cela va sans dire, ils désiraient encore moins une critique d’ensemble constante et claire. Cependant, plus d’une fois l’occasion leur était favorable pour ces accusations hypocrites et ils l’utilisaient largement.

D’un autre côté, souvent — et encore maintenant — les anarchistes, approchant plus ou moins les bolcheviks, assurent, ainsi que ces derniers, qu’effectivement seuls sont mauvais les individus et exécuteurs, les actions partielles, qu’il y a des « défauts de mécanisme », que ces « défauts » doivent être « surmontés en dedans » etc., mais que tout le mécanisme, dans son entier et sa généralité, était uniquement possible, régulier, indispensable et qu’il fallait justement ainsi « faire la révolution ». Et ils accusent les autres anarchistes « incorruptibles » de mauvaise volonté criminelle », de ne pas comprendre la situation, de se limiter à une « critique démagogique », de ne pas aider l’autorité soviétique par sa participation organique à « combattre intérieurement ».

Ici se cache — c’est l’occasion de le dire — un des grands points obscurs sur lesquels je devrai m’arrêter plus loin en détail.

J’ai dit souvent aux camarades que leur méthode de critique est profondément erronée et stérile ; pour mener à de grands résultats, notre critique doit toujours donner aux choses une clarté générale ; elle doit poser la question dans tout son ensemble ; elle doit nettement indiquer et souligner que de deux choses l’une : ou toute la voie, dans tout son ensemble, est réellement sincère, uniquement possible et historiquement indispensable — et alors tout facteur négatif doit être « adopté » par nous comme un mal temporaire duquel on se débarrasse petit à petit — ou toute la voie, dans son ensemble, n’est pas sincère, ne conduit pas au but, n’est pas historiquement indispensable et n’est pas uniquement possible, — et alors cette même voie et tous les facteurs qui lui sont liés sont stupides, inutiles, stériles, vraiment effrayants, périlleux et inapplicables. Notre critique — disais-je toujours — doit clairement démontrer que toute la voie « bolchevique » est entièrement fausse, inutile, stupide, périlleuse et, pour cela, mène inévitablement à l’erreur ; et nous devons, ici même, établir une autre voie de révolution… Ce n’est que par ce moyen que l’on peut donner à la pensée critique une sérieuse poussée vers la réalité des événements.

Donc, j’ai toujours — avant et après — proposé de peser et résoudre, et moi-même je posais et résolvais la question de toute la voie dans son ensemble avec toutes ses suites logiquement inévitables.

Des conceptions qui m’ont permis d’examiner la voie suivie jusqu’à ce jour par la révolution russe et les suites malheureuses de cette voie ; ensuite, en supposant cette voie concrètement inévitable, pourquoi je ne l’estimais ni sincère, ni historiquement indispensable, ni uniquement possible et par suite considérais nécessaire de ne pas « combattre intérieurement » ses défauts, mais au contraire lutter idéalement de toute sa force et son énergie contre toute cette voie. De tout cela, je devrai parler dans ces « lettres » comme dans d’autres travaux, en liaison avec les nombreuses questions fondamentales et capitales de notre mouvement.

En ce moment, une autre question nous préoccupe.

Prévoyant l’inévitable de la voie « bolchevique » et ses conséquences, — que pouvais-je, amis, escompter pour l’Anarchie ? Quels résultats, quels succès, quelles premières « victoires » pouvais-je attendre pour elle ?