Page:La Revue anarchiste, année 1, numéro 4, 1922.djvu/31

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des bolcheviks. Il nous reste à les approfondir sérieusement… J’ai en ce moment sous la main une de ces raisons — et non la moindre — en liaison avec le contenu de la présente lettre.

Les masses humaines contemporaines (et, à quelques rares exceptions, les individus isolés) vivent encore comme des enfants : elles ne savent pas, ne peuvent pas se guider avec des jugements, principes et idées abstraites ; il ne leur vient pas à l’idée de vivre, d’agir d’une manière ou d’une autre, en vertu de telles ou telles preuves et déductions raisonnables ; elles n’étudient pas les conceptions théoriques, la science, les livres, les pensées. (Et ou peuvent-elles — les masses humaines contemporaines — prendre le temps nécessaire pour s’éduquer et s’habituer, pour apprendre à voir et agir selon les conceptions de la pensée théorique et éducatrice ? Il est déjà bien beau que — sous l’influence du progrès économique, technique et, en général, social — soit passé le temps où les masses pouvaient être guidées par la foi religieuse, foi aveugle et naïve… Et l’époque est encore éloignée de nous où le livre deviendra le maître général de la vie, quand la masse humaine se guidera par une science pure, une idée pure, une prévision théorique consciente… Oh ! longtemps avant cela devra se réaliser la révolution sociale : parce que c’est elle seule qui ouvrira résolument la porte de ce noble avenir humain !

Actuellement, les masses ont besoin de leçons vécues pour leurs recherches et leurs luttes. La vie turbulente, la pratique des choses, l’exemple palpable, l’expérience directe les éduquent… Le front contre le mur et une bosse au front : voilà qui est convaincant et instructif pour les foules contemporaines… On ne peut certainement changer rapidement cet état de choses. (Je remarquerai, en passant, que, par rapport aux capacités créatrices et organisatrices des masses, cette situation n’a aucune relation et que ce serait une erreur grossière — résultat d’irréflexion — d’en tirer des conclusions pessimistes par rapport à l’anarchisme. — Je traiterai plus tard la question des masses et leur rôle dans la révolution.)

Les idées anarchistes ont été expliquées, développées, répandues pendant 40 ans — il est vrai avec difficulté et pas assez largement. — Les anarchistes ont prouvé pendant 40 ans, avec une étonnante clarté, qu’il ne sortirait rien de l’expérience d’une révolution du parti politico-gouvernemental et du « Communisme » consécutif. Mais, hélas ! sans expérience vive, sans leçons vécues et preuves, les grandes masses ne pouvaient connaître la vérité. Il fallait que, avec l’aide de circonstances favorables, contrainte monstrueuse, pression et hypocrisie, les bolcheviks fissent leur expérience historique pour que les masses, se frappant le front contre le mur, commencent à comprendre toute la faiblesse, toute la stérilité, toute l’horreur d’une telle révolution.

Oui cette expérience devait absolument être faite dans un pays ou un autre. Il fallait passer par cette inévitabilité, par cette expérience. Cette leçon devait être prise… Et la Russie se trouvait dans les meilleures conditions pour cela…

Actuellement, cette expérience est vécue. Elle est en arrière, amis ! Le dernier obstacle est tombé. Le dernier mur s’est effondré. La dernière bêtise est mise à jour. Le dernier mensonge est découvert.

Comme il fallait s’y attendre, le train gouvernemental du « Communisme » nous barrant l’horizon est tombé du remblai et la voie directe vers le but s’est ouverte à nos yeux… Il est vrai que cette voie est encore obstruée par des déchets, de la saleté, des gens estropiés, des cadavres… Mais maintenant il ne sera pas si difficile de la déblayer…

Voilà pourquoi, amis, je parle de la grande victoire de l’Anarchisme,

Certainement, ce n’est encore que la première victoire ; victoire plutôt morale que réelle, plutôt détournée que directe. Mais c’est cependant une victoire. La victoire suivante, réelle de l’Anarchie, il ne sera plus nécessaire de la démontrer. Elle parlera elle-même pour elle. Elle nous ouvrira l’entrée vers la terre promise…

Donc, en avant, en avant, amis, — bravement, courageusement, sûrement. À l’ouvrage, — encore plus chaudement, encore plus amicalement, encore plus gaiement !… Pour le grand, nécessaire et sérieux travail !

Oui, nous ne sommes pas encore arrivés à la terre promise. Nous, — les humains, — nous ne nous sommes pas encore montrés dignes d’elle. Nous, — anarchistes — devrons encore faire beaucoup pour l’atteindre. Mais, nous avons sauté par-dessus le dernier, le plus grand obstacle. Nous nous sommes approchés de cette terre. Son esquisse nous est nettement visible. Et nos poitrines peuvent respirer plus à l’aise. Et nos cœurs peuvent battre plus librement…

Et voilà pourquoi je termine cette lettre comme je l’ai commencée :

Hosannah à la révolution russe !

Hosannah à l’expérience accomplie !

Hosannah à la dernière bêtise humaine puisqu’elle nous était destinée !


Suisse, mars 1922.
voline.