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provoqué en duel pour tuer ; j’ai perdu de l’argent aux cartes ; j’ai mangé le travail des paysans ; je les ai maltraités ; j’ai été plongé dans la débauche ; j’ai menti. Le mensonge, le vol, la lubricité, l’ivrognerie, la violence, le meurtre… il n’y a pas de crimes que je n’ai commis. Et pour cela, on me louait, on m’appréciait ».

Le « Journal Intime », recueil sincère de toutes les turpitudes humaines, son scrupuleux rédacteur le donna à lire à sa fiancée, qui pleura beaucoup mais ne retira pas sa main. Elle la mettait dans celle d’un homme prestigieux, sexuel impénitent, intrépide chasseur, éminent écrivain, psychologue pénétrant, pédagogue original : toujours loyal et vrai, dans ses vices comme dans ses vertus.

Pendant près de quinze ans, sans être un individu tout à fait heureux, Tolstoï n’a pas d’histoire ou plutôt elle est celle de son œuvre. De la littérature, l’écrivain s’élève à l’art. Il dresse le monument grandiose de « La Guerre et la Paix », très pure architecture avec d’admirables hauts-reliefs et bas reliefs d’une vie surprenante (1864-1869). Dans « Anne Karénine », la pauvre âme de la créature est scrutée avec une minutie presque douloureuse, mais aussi avec quelle pitié ! L’héroïne du roman, femme distinguée et presque idéale, meurt sans avoir vécu, pour avoir trop aimé un homme et pas assez les hommes (1874-1877).

Derechef se manifestent et s’avivent l’affection pour le peuple et la volonté de s’instruire. Dans la maison même du propriétaire, une école s’ouvre pour les enfants, ainsi qu’une sorte de cours complémentaire pour les instituteurs curieux de la nouvelle méthode. Le maître édite deux « syllabaires », rédige une arithmétique simplifiée, s’initie à l’astronomie, écrit des contes pour les petits et les grands.

Le génial autodidacte s’attelle à la peinture et à la sculpture avec une réussite probablement médiocre, puisque rien n’est resté des ébauches exécutées. Le succès s’avère meilleur pour le grec ancien, dont l’étude, entreprise en vue de la lecture de Sophocle et d’Euripide, recevra son utilisation dans la traduction ultérieure des quatre évangiles. Enfin, musique et piano passionnent le dilettante qui les pratique avec sa fougue habituelle.

À Iasnaïa-Poliana, fêtes et réceptions se succèdent et se déroulent selon tous les rites. L’argent coule de la corne d’abondance des droits d’auteur. Les syllabaires eux-mêmes rapportent de beaux bénéfices au travailleur consciencieux mais non désintéressé.

Le chasse demeure l’exercice préféré du vigoureux gentilhomme campagnard. Dans une poursuite bride abattue, désarçonné par une chute de sa monture, le cavalier se casse un bras ; deux praticiens ruraux le lui arrangent mal, non sans avoir imposé au blessé de terribles souffrances. Des chirurgiens de Moscou doivent fracturer l’os à nouveau afin d’obtenir une réduction correcte. Ces mésaventures thérapeutiques contribuèrent à exaspérer la haine inexpiable que, depuis sa jeunesse, Tolstoï nourrissait contre les médecins impuissants à le guérir des misères physiques occasionnées par la débauche.

Cependant le sentiment de l’injustice sociale commence à troubler la quiétude et la félicité du père de famille. La condamnation à mort d’un soldat, dont il avait bénévolement assumé la défense devant un conseil de guerre, lui dicte cet aveu : « Je n’ai trouvé rien de mieux que de citer des textes stupides appelés lois ». Le luxe de son train de maison le gêne, l’offusique même : « Sur notre table, une nappe éblouissante, des radis roses, du beurre jaune ; là-bas la famine ; ce fléau couvre les champs de mauvaises herbes, fendille la terre sèche, coupe talons des paysans, détruit les sabots du bétail. C’est vraiment terrible ! » L’écrivain met sa plume, son temps et sa bourse au service des paysans de Samara ravagée par la disette.

Le problème moral s’impose aussi avec force à l’homme en pleine maturité. C’était, parvenu au seuil de la conscience, le conflit entre les instincts puissants d’un corps vigoureux et les velléités d’un esprit aux aspirations toujours plus vives vers le perfectionnement intérieur, la lutte entre les passions et les idées. D’autre part, à la redoutable question des origines et du sens de la vie, le mortel assoiffé d’absolu voulait une réponse précise, complète, définitive. L’agnosticisme ne la lui donna pas : la religion lui permettra l’illusion.

Frappé de la sérénité intellectuelle du peuple, Tolstoï s’appliqua à s’assimiler son christianisme naïf, se plia aux moindres pratiques du rite orthodoxe. Il était trop clairvoyant et trop sincère pour ne pas y apercevoir sans délai l’étrange amalgame de grossières superstitions et d’idéalités sublimes. Le néophyte voulut se l’expliquer par des additions et des déformations imposées à la pure doctrine par des clercs ignorants ou imposteurs. Le désir de remonter aux sources lui fait apprendre l’hébreu, le plonge dans l’étude et les commentaires des Écritures Saintes. Il en sort une belle « Traduction des Quatre Évangiles », et surtout une « Critique de théologie dogmatique », le plus formidable réquisitoire contre les Églises passées, présentes, futures. Les essais dévotieux du nouvel évangéliste le séparèrent à jamais de toutes les confessions et lui valurent l’excommunication majeure (1879-1883).