Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/115

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culture tout ce qui ne semble pas atteindre la succulence. L’étude des conditions qui la favorisèrent permet de les faire renaître au bénéfice de tous les champs, et vous avez pu voir des manœuvres manger sur les tables des restaurants publics des victuailles qu’en Europe on sert aux seuls millionnaires, aux filles entretenues, aux grands escrocs et aux rois. Les gens honnêtes eux-mêmes jouissent ici des bonnes sensations…

Voilà quel est sans cesse le ton d’aigreur employé devers moi. Vous jugez, mon cher ami, du petit supplice que me cause la présence de cette femme très aimée par ma passion, très accueillante pour la folie de mes sens, et notablement dédaigneuse de ma personne.

— Dire, reprit Théa, qu’avec votre énorme population, vous pourriez faire rendre au sol de l’Europe les mêmes félicités, à condition de secouer la tyrannie de l’argent. Au lieu de cela vous continuez à rivaliser, haïr, vaincre, asservir et avilir…, après dix-neuf siècles de christianisme !

— Mais il me semble que nous atteignons les zones militaires, annonçai-je. Ne voilà-t-il pas les terrains rectangulaires de la défense, des fortifications à ras du sol, une coupole d’acier émergeant à peine des talus bétonnés que masquent ces pentes artificielles et cette plantation de courts arbustes. Voilà l’évidente preuve ! En vérité vous ne désirez ni haïr, ni vaincre, ni asservir… Et la Dictature me convie à suivre une expédition de vos troupes contre les tribus malaises vers qui vous portez certainement l’amour piqué à la pointe des bayonnettes, comme notre Weyler le porte aux Cubains.

— Non pas… non pas ! Nous faisons la guerre à une sorte de tyran indigène qui coupe les têtes pour réjouir ses fêtes, qui empale, pille, viole et tue afin de distraire la monotonie du temps. La plupart de ses esclaves déserte et vient à nous. Il exige qu’on rende à son caprice sanglant ces vies. Nous refusons. Il a fait surprendre puis égorger nos sentinelles, dérailler deux trains, occasionné huit cents morts. La Dictature lui a cependant proposé la paix. Il veut ses victimes. Son honneur l’exige !… et il préfère s’ensevelir sous les ruines de ses palais plutôt que de permettre une existence facile à des sujets fugitifs.

— Cependant il n’est pas le seul à soutenir ce principe d’honneur.

— Non ; dix ou quinze mille hommes s’arment.

— Pour l’honneur de la patrie, qu’ils jugent supérieur au bien-être matériel de l’individu. Je ne trouve point cela laid.

— Votre race approuva longtemps la frénésie des Inquisiteurs qui préservaient l’éternité paradisiaque des foules en écartant, par le massacre, la contagion des hérésies. Il ne m’étonne pas que vous applaudissiez à une guerre suscitée pour l’honneur de faire, au gré d’un seul, périr les gens.

— Pour l’honneur de la patrie et pour les lois de la patrie… D’ail-