Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/224

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portant les cadavres de tous les points de la Dictature aboutissent derrière les constructions dans une gare spéciale. Imbibés de phénol, embaumés, enduits de cires odorantes, les morts ne puent pas. Avant le voyage, tous subirent, devant les délégués du groupe auquel appartient le défunt, une autopsie scrupuleuse. Après la crémation, les cendres sont analysées chimiquement. Donc nulle mort occasionnée par un crime ne passerait inaperçue.

La coupole de céramique bleue recouvre une rotonde où deux cents fours sont ouverts autour d’un foyer électrique développant une chaleur de mille degrés. Hissé dans son compartiment, le mort nu est immédiatement exposé aux rayons de cette chaleur destructrice. Une glace de mica très lucide permet de suivre les péripéties de la combustion, par l’oculaire d’une lunette.

Lorsque nous entrâmes là, passé les fleurs de parterres célestes, la curiosité nous accueillit d’une assistance militaire que le spectacle des cadavres enflant à la chaleur réjouissaient fort.

Les filles riaient des pustules horribles gonflant sur les ventres, des tumeurs qui déformaient vite les faces bleuies, à l’éclat violâtre. Dans son cercueil de plaques étincelantes, à l’éclat quasi solaire, le mort très vite prend l’apparence d’une énorme vessie où soufflerait un ventilateur de forge. Cela se boursoufle, ondule, monte, se tend, crève, retombe, coule, se sèche, craque, s’effrite. Au bout de dix minutes, il reste une poussière blanchâtre.

Alors, l’opérateur tourne des boutons. Les cinq faces du cercueil s’assombrissent, rougissent, noircissent. On ferme l’oculaire de mica au grand désespoir des curieux qui réclament. La cendre, mise dans un coffret, sera transmise au laboratoire d’analyses.

Ce spectacle enchante l’assistance. Les mêmes interjections qui saluent, dans nos rues, les masques du carnaval, disent adieu aux rictus absurdes des défunts, aux lèvres vertes tirées sur les dents ternes, aux yeux devenus, par décomposition, plus gros que des œufs de poule et sortis des paupières déchirées.

Toute cette populace ricane, insulte, se tord de joie. Des remarques de gavroches excitent les rires unanimes. Pendant que nous y étions, une fille dégrafait son dolman et prétendit ranimer par la vue de ses appâts le corps déjà bouffi d’un vieillard chauve. Or, la chaleur fit lever une pustule sur le cadavre, une pustule qui grandit, se dressa. Toute la société, prise de délire, porta la gaillarde en triomphe.

Paul Adam
Sera continué.