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Livres triomphants, livres douloureux.Dans le même temps qu’il écrivait le premier d’entre eux — Aurore — Nietzsche fut frappé d’une dernière blessure : Le docteur Paul Rée, restant positiviste, cessait de penser d’accord avec lui. Il le vit moins, lui écrivit moins — et les deux amis rompirent bientôt d’eux-mêmes ces liens qui avaient été si chers. Nietzsche venait de perdre sa mère. Sa sœur mariée vivait en Amérique. Il se trouva définitivement seul. Il s’enfuit dans les montagnes de l’Engadine, où l’air est si pur, la neige si éclatante. Veau des lacs si bleue — et c’est là qu’il écrivit son livre du « gai saber » — « La gaya scienza. »

Dès lors sa vie se développe égale. Une double nécessité l’entraîne, d’une part à la souffrance toujours plus aiguë et à la folie ; d’autre part vers un enthousiasme lyrique toujours plus ardent. L’hiver en Italie, il lit Stendhal, Machiavel, Bandello, il se grise de vie énergique et réelle. L’été, dans la montagne, il médite, s’inspire et crée. C’est là qu’il imagine son héros fabuleux, l’Uebermensch. C’est là qu’il imagine aussi le prophète Zarathusta qui, par mépris pour les hommes de la plaine, vit seul dans les glaciers.

« Les yeux ronds et fixes presque sortis de la tête, écrit quelqu’un qui le vit alors, les cheveux hérissés, l’air hagard, il semblait un chat en colère. » — En 1882, Wagner donna Parsifal. Nietzsche, qui s’était longtemps interdit d’ouvrir les partitions de son vieux maître, ne put se retenir d’ouvrir celle-là. Il l’aima comme lui seul savait aimer les partitions de Wagner. Le souvenir de son bonheur perdu lui ravagea le cœur. Sa colère éclata. « Parsifal, s’écria-t-il, vous châtre sous des buissons de roses. Il faut être cynique pour entendre cette musique. Il faut mordre pour n’étre pas mordu. » Et ce sont bien des œuvres de morsure et de rage, ces trois livres qu’il écrivit alors : Le Cas Wagner, Le Crépuscule des faux Dieux, L’Antéchrist [1].

Un jour enfin, affolé de ses souffrances, il écrivit à ses amis qu’il était le Christ, et que, pour la seconde fois, il venait de mourir sur la croix : c’était la fin.

  1. Notre traduction du Cas Wagner a été publiée en 1893 chez Albert Schulz.

    Dès lors, sa conscience faiblit, s’obscurcit, s’éteignit. Une nuit, il fut lucide pour la dernière fois : il s’éveilla, s’assit sur son lit, et murmura par deux fois : « Ich bin dumm. »

    Il disparaît à l’âge de quarante ans. Qu’eût-il aimé, qu’eût-il écrit encore ? Nous le connaissons que par six années de sa vie (1878-1884). C’est une rapide lueur jetée sur sa nuit. Nous l’entrevoyons, nous le pressentons. Mais il nous échappe toujours. Peut-être la crise qui l’emporte n’était-elle qu’un prélude à des métamorphoses nouvelles : Il y a, vers la fin de Zarathusta, des accents de douceur qui étonnent, et comme l’aurore d’une joie nouvelle, d’un nouvel « au-delà » de pure contemplation — quelles surprises ne recevait-il pas, celui dont les denières notes projettent une « Philosophie de la Résurrection éternelle » ?