Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/653

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C’est toujours ces questions là qui finissent par brouiller les gens. Ah ! quelle rosse que ce patron d’hôtel. Comme il m’a humilié ! Il n’a eu aucune considération pour moi. Les gens sont comme ça avec moi. Ah ! que les hommes sont méchants de ne pas m’aimer autant que je m’aime. Ils ont autant d’indifférence pour moi… que j’en ai pour eux… Ce qui m’ennuie, c’est la question du couchage. Voilà quatre nuits que je passe sur des bancs, que l’on a totalement oublié de carder (Il s’étend sur le banc.)

Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,

C’est la petite poésie qu’il y avait, quand j’étais petit, dans mon petit livre de poésies. Ce sont les vers de mon enfance, j’en ai d’autres pour mon âge mûr :

Les bancs de la place publique
Pendant bien longtemps, je le crains,
Seront rembourrés de tes crins
Ô balai de crin symbolique.

Il n’y a même pas de petit accotement de bois, pour reposer sa tête. On est moins bien traité qu’à la salle de police. C’est que les vagabonds se trompent un peu sur la destination de ces bancs ; Ils ne sont pas faits pour qu’ils y dorment ; les bancs sont faits pour les promeneurs ; les petits rentiers y digèrent. Si les vagabonds s’y étendent, c’est par pure tolérance, à l’heure où la société ferme les yeux. (Il se relève.) Je ne peux vraiment pas me coucher de si bonne heure. Il n’est pas neuf heures. Je ne tiens pas à passer dans le quartier pour un jeune homme trop rangé. Promenons-nous un peu… Je voudrais tout de même trouver un gîte… Ici c’est un peu haut de plafond ; l’hiver, ça doit être difficile à chauffer. Et puis ça manque d’intimité. Il y a des gens qui passent et repassent… Non, c’est stupide à la fin. Il faut que je trouve une combinaison pour passer l’été. Asseyons-nous sur notre lit et réfléchissons… Il me reste bien une ressource à laquelle j’ai déjà songé. J’ai mis au Mont-de-Piété tout ce que j’avais. Je n’ai plus à moi que mes os et ma peau. Le Mont-de-Piété ne prête rien là dessus. Mais il y a tout de même un clou pour les objets de ce genre. Je vais aller passer trois mois à Mazas… On dit que c’est un endroit assez fermé : je m’y ferai présenter par trois magistrats, trois juges au Tribunal de la Seine. Pour ça, il faut que je me soumette à une formalité, et que je commette un délit, oh ! un petit délit car je tiens à ne pas y rester plus de trois mois. À la chute des feuilles, je veux reprendre mon modeste emploi de commis aux écritures. Un délit, un petit délit qui me rapporte trois mois de prison ? Qui pourrait m’indiquer ça ?… Si j’avais sous la main un petit avocat ou un vieux récidiviste… Il y a justement dans mon hôtel un petit jeune avocat qui vient de prêter serment. Je vais le faire descendre et lui demander son avis sur cette question délicate.