Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/16

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Il est ridicule de vouloir — comme font les historiens qui tournent sans cesse dans le cercle vicieux de la civilisation européenne — nier la force nationale d’un tel peuple : n’offre-t-il pas cette particularité grandiose, que son histoire d’État est l’œuvre de ses voisins barbares, tandis que l’histoire sociale de ses voisins est son œuvre à lui ? La majorité mal renseignée des Européens s’imagine que le peuple chinois n’a pour, lui que le nombre. Avant de parler de tout ce qu’il possède en sus, remarquons bien que si une nation a pour elle le nombre, ce n’est point le fait du hasard. C’est une loi ethnologique que les peuples qui n’ont pas pour eux la civilisation, n’ont pas non plus pour eux le nombre ; et sans statuer que le nombre d’une nation correspond mathématiquement au niveau de sa civilisation, du moins peut-on poser que le mouvement numérique est parallèle au mouvement ascendant ou descendant de la civilisation.

Par civilisation je n’entends pas ici, comme on le fait volontiers en France, un système social où l’individu tendrait à ne plus du tout compter par sa valeur biologique, — mais un système social où l’individu tendrait à compter par le produit de ses valeurs biologique, psychologique et économique. Si la civilisation européenne, en écartant la valeur biologique, tend de plus en plus à supprimer la loi de survie du plus apte, c’est, au fond, un signe non équivoque, non seulement de la décadence dynamique, mais du marasme de cette civilisation. Si, au contraire, la civilisation chinoise a pour elle le nombre (et n’eût-elle que cela), c’est une preuve qu’au point de vue biologique — point de vue essentiel, — elle n’est point en décadence, mais en développement ascendant. Au point de vue biologique, la civilisation n’est autre chose qu’une correction de la loi de survie, en ce sens qu’elle arrive, par l’organisation de la vie en commun, à enrayer l’énorme gaspillage de forces et d’individus que la nature doit se permettre pour conserver l’espèce. Avoir pour soi le nombre, ce n’est pas, en ethnologie, un stigmate de mépris, mais un titre d’honneur.

Même si les Chinois étaient vraiment « indolents, indifférents, passifs, sans vie, sans progrès » (que sais-je encore ?) l’Europe aurait tort, si elle a souci de son bien, de rechercher un contact intime avec cette masse inerte. L’idée et le mot illusoires de force assimilatrice ont engendré déjà plus d’un désastre national. C’est justement par sa force assimilatrice, toujours méconnue, que la nation chinoise a détruit, l’une après l’autre, les nations qui croyaient l’avoir subjuguée. Dans un exemple typique, l’histoire de la dynastie de Djinghiz-Khan en Chine, on observe avec une netteté démonstrative tous les stades de cette assimilation irrésistible contre laquelle, volonté des empereurs, lois d’État, mesures administratives, chicanes et expédients politiques se sont brisés comme verre. La même comédie se répéta avec la dynastie et le peuple mandchous : si bien que le mandchou est presque une langue morte et que la Mandchourie entière, à côté des Chinois, des Bouriates, des Tongouses, des Chalchas, etc., ne contient pas cinq cents Mandchous. La prétendue nullité politique de la nation chinoise n’est donc, au fond,