Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/179

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Mémoires d’un fou[1]


XIX


Ô l’infini, l’infini, gouffre immense, spirale qui monte du fond des abîmes aux plus hautes régions de l’inconnu, — vieille idée dans laquelle nous tournons tous, pris par le vertige, — abîme que chacun a dans le cœur, abîme incommensurable, abîme sans fond.

Nous aurons beau, pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander dans notre angoisse : qu’est-ce que ces mots : Dieu — Éternité — Infini ? nous tournons là-dedans emportés par un vent de la mort, comme la feuille roulée par l’ouragan. On dirait que l’infini prend alors plaisir à nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute.

— Nous nous disons toujours cependant : après bien des siècles, des milliers d’ans, quand tout sera usé, il faudra bien qu’une borne soit là.

Hélas ! l’éternité se dresse devant nous et nous en avons peur, — peur de cette chose qui doit durer si longtemps, nous qui durons si peu… Si longtemps !

Sans doute quand le monde ne sera plus (que je voudrais vivre alors,— vivre sans nature, sans hommes, — quelle grandeur que ce vide-là !), sans doute alors il y aura des ténèbres, un peu de cendres brûlées qui aura été la terre, et peut-être quelques gouttes d’eau, la mer.

Ciel ! plus rien, du vide,….. que le néant étalé dans l’immensité comme un linceul ! Éternité ! Éternité ! cela durera-t-il toujours ?… toujours… sans fin !

Mais cependant ce qui restera, la moindre parcelle des débris du monde, le dernier souffle d’une création mourante, le vide lui-même devra être las d’exister. — Tout appellera une destruction totale.

Cette idée de quelque chose sans fin nous fait pâlir. — Hélas ! et nous serons là-dedans, nous autres qui vivons maintenant — et cette immensité nous roulera tous. Que serons-nous ? Un rien, — pas même un souffle.

J’ai longtemps pensé aux morts dans les cercueils, aux longs siècles qu’ils passent ainsi sous la terre, pleine de

  1. Voir La revue blanche des 15 décembre 1900 et 1er et 15 janvier 1901.