Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/20

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blique », ou « le domestique commun », etc., etc. Mais le fait qu’en pratique une seule signification est comprise et admise par tout le monde, est le fait linguistique qui caractérise le mieux la psychologie du Chinois. Nous voyons apparaître, en effet, la restriction péremptoirement imposée à la possibilité de combinaisons psychiques. Plus nous avancerions dans la formation des mots, plus ce fait deviendrait frappant. Il nous induirait à dire qu’en chinois, il n’existe guère de phrases, mais seulement des mots polysyllabiques, formés par la combinaison, non de syllabes, mais de signes plus simples et moins polysyllabiques.

Qu’est-ce qu’une phrase ? Une combinaison temporaire, où les mots entrent dans un ordre dont l’individu qui parle est à peu près maître, en vue de signifier des faits psychiques pour lesquels il n’existe pas (ou pas encore) de combinaisons stables de mots. Or, pour les phénomènes qui se répètent souvent, ces combinaisons libres se répètent de même, deviennent de plus en plus stables, et tendent vers l’état de locutions fixes. Pour devenir des mots, il faudrait qu’elles pussent se fixer assez pour que toutes les syllabes composantes prissent une valeur psychologique égale ; soit également nulle, soit également importante. Cette condition manque dans les langues européennes ; aussi la locution complexe n’y devient-elle pas un mot inchangeable, lié immuablement au même phénomène psychique, sans qu’aucun autre mot puisse le remplacer exactement. Le trait caractéristique du mot européen est justement l’insignifiance de chaque syllabe particulière par rapport au sens du mot entier. Il y a, par suite, impossibilité psychologique à ce qu’une locution, dont chaque partie, à elle seule, offre un sens précis, se contracte finalement pour former un mot nouveau. La locution « s’il vous plaît » a beau être une des plus stables qui se rencontrent en français, elle ne deviendra jamais un mot trisyllabique, parce que chacune de ses parties, de ses mots, de ses syllabes, correspond à un fait psychique spécial et fixe. Le même obstacle se présenterait chaque fois qu’on voudrait ainsi composer un mot sans se conformer à nos usages grammaticaux.

Or, en chinois, la condition nécessaire à la formation d’un mot : l’égalité psychologique des syllabes combinées, est posée une fois pour toutes. En français, la combinaison « aromatique » doit son unité verbale à l’insignifiance absolue de chaque syllabe par rapport au sens total du mot. En chinois, la combinaison « thié-tchhou-laï-ké-pé-hsing-khan » qui signifie : « afficher publiquement » doit son unité verbale à l’importance égale de chaque syllabe pour la signification de l’ensemble. Il y a seulement celle différence, capitale il est vrai, que l’origine psychologique du mot « aromatique » n’est nullement révélée par la physionomie du mot, tandis que la combinaison chinoise porte la marque de son origine psychologique inscrite en chacun de ses éléments : « thié », en effet, signifie « coller » ; — « tchhou » signifie « sortir » ; « laï », venir ; « ké », donner ; — « pé », cent : — « hsing », famille ; — « khan », regarder. Le tout est une unité linguistique corrélative à une unité psychique ; et l’unité de mot, comme l’unité de sens, est un amalgame