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la revue blanche


LES CIBLES Boudou et Laffond[1].

Le 19 septembre 1897, vers sept heures du soir, le sergent Gérôme désignait les hommes qui devaient prendre la faction. Le premier sur la liste fut un nommé Boudou qui, le matin même, était allé à la visite et avait été exempté de service par le major en raison d’une forte fièvre et d’un mal au pouce.

Boudou fit remarquer au sergent que, par la prescription du major, il était exempté de garde, et dans l’impossibilité matérielle d’accomplir ce service.

— Je m’en fous ! répondit le chaouch : ce n’est pas ce que vous avez qui vous empêchera de prendre votre quart.

Le disciplinaire essaya de résister aux sommations arrogantes du gradé. Un coup de revolver termina le dialogue.

Boudou ne fut pas atteint.

Le coup de feu avait été tiré dans la chambre remplie de disciplinaires : deux d’entre eux. Congy et Cathalin[2], coiffeur de la compagnie, jouaient aux cartes sur leur lit. La balle siffla entre eux.

Au bruit de la détonation, les gradés accoururent. Le lieutenant qui faisait la ronde au casernement fit mettre Boudou aux fers avec les poucettes jusqu’au lendemain matin. Le mal de pouce qui avait fait exempter le fusilier se trouva tellement aggravé par la pression des poucettes serrées à fond, que le major dispensa Boudou de tout service durant un mois.

Le capitaine Legros, averti que le sergent Gérôme avait tiré sur un disciplinaire et l’avait manqué, arriva furieux dans la chambre, rassembla les gradés et leur dit : « Le premier gradé qui tirera sur un disciplinaire et le manquera aura 30 jours de consigne. »

Une heure après, les caporaux Bernard. Slinger, Besançon, le sergent Rolland et le soldat d’infanterie de marine Floque, ordonnance, firent irruption dans les locaux disciplinaires sous le prétexte de fouiller les hommes qui y étaient entassés. Ils visitèrent la première cellule, puis la prison, enfin la deuxième cellule, qui renfermait quatre prisonniers, parmi lesquels Laffond.

Après avoir fouillé les hommes d’une façon ignoble — selon leurs coutumes, — puis tous les coins et recoins du local, ils cachèrent le falot derrière la porte et se ruèrent sur Laffond qui n’avait ni fait un geste, ni dit un mot. Les nerfs de bœuf, les crosses de revolver, les pieds, les poings s’abattirent sur l’homme que la barre de justice immobilisait.

En apparence satisfaits, ils partirent enfin le laissant à moitié assommé.

(Laffond était la bête noire des gradés, non parce que c’était une forte tête, mais, au contraire, parce qu’il ne disait rien. D’un carac-

  1. Cette déposition faite par le disciplinaire Congy est corroborée par celles des disciplinaires Douars, Zieger, Foutas Appey, Garnier.
  2. Cathalin est mort là-bas.