Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/533

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économiser un certain nombre de chocolats matinaux ; mais aucune ne se décida à rémunérer régulièrement l’affection que je me proposais de leur témoigner. Il me fallut renoncer à fréquenter les lieux de plaisir. J’y rencontrais trop d’amis auxquels je ne pouvais décemment rendre, sans les froisser, l’argent que je leur devais. D’ailleurs mes vêtements élimés m’eussent fait mal noter dans la société élégante. Mes bottines devenaient, en temps de pluie, d’inépuisables réservoirs ; mon pantalon s’effilochait ; ma jaquette luisait de mille feux ; mon faux-col manquait de tenue, et sur mon melon déformé chatoyaient les couleurs de l’arc-en-ciel.

J’émigrai vers les quartiers lointains où l’on est moins scrupuleux sur les vaines questions de parure. Je n’espérais point m’y découvrir une situation sociale ; mais je me fiais à la Fortune qui procure parfois aux jeunes gens de bonne mine le moyen de vivre sans s’abaisser à de trop ingrates besognes.

Au cours de mes promenades, j’entrai une fois dans un petit cabaret situé à quelque distance des fortifications ; les maigres verdures qui en encadraient la porte suffisaient à donner à mon esprit fatigué du vacarme de la ville l’illusion lénitive de la campagne. L’absinthe y était d’ailleurs savoureuse. À une table voisine consommaient trois jeunes hommes ; des habitués, me dit le garçon, qui passaient la journée entière dans l’établissement. Je les enviai de s’être créé à leur âge des loisirs de rentiers. Justement il leur manquait un quatrième à la manille. Ils m’invitèrent. J’acceptai. Le jeu commença. J’essayai de me rendre la chance favorable par un de ces tours de carte qui m’étaient devenus familiers. Du premier coup ils éventèrent la supercherie, sans manifester au reste aucune indignation. Ils me félicitèrent même de mon habileté qui eût mérité de s’exercer contre des partenaires moins avertis. Avec eux toute prestidigitation était inutile. Et la partie continua. J’y perdis mes derniers sous. Puis on causa.

La conversation de ces messieurs n’allait point sans me surprendre. Je la comprenais dans son ensemble. Certains vocables empruntés au patois des provinces excentriques de la ville ont pénétré aujourd’hui dans les salons les plus guindés ; les véritables gens du monde se piquent au moins de les entendre quand ils ne s’amusent pas à en semer leurs propres discours. Je dus cependant me faire expliquer quelques expressions qui m’échappaient tout à fait. Ah, monsieur le commissaire, quelle chimère que de vouloir forger un idiome universel quand, parlée en deux points différents d’une ville, une même langue ne se ressemble plus ! Avec une belle insouciance des rigueurs de la syntaxe, mes nouveaux amis savaient dire franchement, sans réticences subtiles, en termes rudes et colorés ce qu’ils voulaient dire. Je prisai surtout la valeur des pensées qu’ils développaient. Ils se faisaient une haute idée de la dignité de l’homme : l’homme vraiment indépendant, méprisant les serfs de la glèbe ou de l’atelier, devait laisser à d’autres le soin de lui assurer sa subsistance pour jouir lui-même en toute sérénité