Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/90

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lution ; de la fascination et une répulsion physique ; et sa lèvre supérieure relevée en un pli farouche laissait voir les dents.

— Ceci conviendra peut-être, dit le marchand, et, comme il commençait à se relever, Markheim bondit par derrière sur sa victime. Le long poignard en forme de broche brilla et plongea. Le marchand s’agita comme une poule, heurta du front le rayon, s’affaissa sur le plancher.

Le temps avait environ une vingtaine de petites voix dans cette boutique : quelques-unes, graves et lentes, comme il convenait à leur grand âge ; d’autres, loquaces et rapides. Toutes marquaient les secondes en un chœur de tic-tacs entremêlés. Puis le passage d’un pas de jeune garçon courant lourdement sur le pavé se fit entendre plus haut que les plus petites voix et rendit à Markheim la conscience de ce qui l’entourait. Il regarda autour de lui avec crainte. La bougie était sur le comptoir, sa flamme solennellement agitée par un courant d’air ; du fait de ce mouvement imperceptible, la pièce était remplie d’une silencieuse agitation, ondulait comme une mer ; les grandes ombres s’infléchissaient, les masses d’obscurité enflaient et diminuaient, semblaient respirer ; les figures des portraits et les dieux de porcelaine variaient et vacillaient comme des images dans l’eau. La porte intérieure était entr’ouverte et laissait pénétrer dans ce combat d’ombres un long rai de lumière naturelle, tel un index tendu.

Les yeux de Markheim revinrent au corps de sa victime : il était à la fois recroquevillé et aplati, incroyablement petit et étrangement moindre que lorsqu’il vivait. Dans ses pauvres vêtements d’avare, avec sa tête disloquée, le marchand gisait comme un tas de poussière. Markheim avait eu peur de le voir, et, voilà ! ce n’était rien… Cependant, — comme il le regardait, — ce paquet de vieux habits et cette mare de sang commencèrent à avoir des accents éloquents. Là, ce paquet devait rester, personne pour en mouvoir les charnières ni pour provoquer le miracle du mouvement… Là, il faudra bien qu’il reste jusqu’à ce qu’on le trouve. Le trouve… Oui, et alors ? Alors cette chair morte élèvera un cri qui résonnera à travers toute l’Angleterre, et remplira le monde des échos de la poursuite. Oui, mort ou non, c’était encore l’ennemi :

« Ce fut un temps où les cerveaux fermentèrent, »

pensa-t-il, et ce mot « temps » frappa son esprit. Le temps, à présent que l’acte était accompli… le temps qui n’existait