Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/95

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la boutique il entendait le mort se mettre sur pied ; et, comme il commençait avec un grand effort à monter les marches, des pas le précédaient doucement et le suivaient furtifs. « Si j’étais sourd, au moins, pensa-t-il, combien tranquillement je possèderais mon âme ! » Puis encore, écoutant avec une attention toujours nouvelle, il se félicita de ce sens infatigable qui tenait les avant-postes et était une sentinelle vigilante sur sa vie. Sa tête tournait continuellement sur son cou ; ses yeux semblaient sortis de leurs orbites : ils scrutaient de tous les côtés et de tous les côtés apercevaient, comme demi-récompense, la queue de choses sans nom qui disparaissaient. Les vingt-quatre marches de l’étage furent vingt-quatre agonies.

Sur le premier palier les portes étaient entr’ouvertes… Il lui sembla que ses nerfs s’ébranlaient comme à des détonations d’artillerie. Il ne pourrait plus jamais, sentait-il, être suffisamment emmuré, fortifié contre les yeux scrutateurs des hommes. Il lui tardait d’être chez lui, environné de murs, enseveli sous ses couvertures et invisible à tous, sauf à Dieu. Et, à cette pensée, il s’étonna un instant, se rappelant des histoires d’autres meurtriers et la crainte qu’ils avaient, disait-on, de célestes vengeurs. Du moins n’en était-il pas ainsi pour lui. Il craignait les lois de la nature, il craignait que, selon leur manière implacable et constante, elles n’enregistrassent quelque témoignage accablant de son crime. Il craignait dix fois plus, avec une terreur servile et superstitieuse, quelque interruption dans la continuité de l’expérience humaine, quelque illégalité volontaire de la nature ! Il jouait un jeu d’adresse, qui dépendait de règles, et il calculait les conséquences d’après la cause ; mais quoi ! si la nature, comme le tyran battu renversant l’échiquier, brisait l’ordre de leur succession ? Même chose était arrivée Napoléon (disent les historiens) quand l’hiver déçut ses prévisions stratégiques. La même chose pouvait arriver à Markheim : les murs solides pouvaient devenir transparents et dévoiler ses faits et gestes comme ceux d’abeilles dans une ruche de verre ; le solide plancher pouvait céder sous son pied comme un sable mouvant et le retenir dans son étreinte ; oui, et il y avait aussi des accidents plus plausibles qui pouvaient causer sa perte : si, par exemple, la maison s’effondrait et l’emprisonnait à côté de sa victime ; ou si la maison voisine prenait feu et que les pompiers l’envahissent de tous côtés. Il craignait ces choses et, en un sens, cela pouvait