Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/203

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Atlantique, en un point où ni l’un ni l’autre train n’avaient jamais été attendus.

Il y a des cas où, en mathématiques, les solutions négatives ont une signification ; dans le cas de mes trains de chemin de fer, comme dans celui de l’individu imaginaire du docteur Trublet, ces solutions n’ont aucun sens. Il faut se défier des généralisations.

Ce n’est pas que nous ne puissions nous faire une représentation d’un monde identique au nôtre et où tout marcherait à rebours : rien n’est amusant comme de voir fonctionner à l’envers le cinématographe Lumière : on admire des plongeurs qui sortent de l’eau les pieds en avant et sautent d’un bond sur le rivage ; on voit des buveurs qui vomissent dans leur verre. Les boîtes à musique aussi permettent de moudre en commençant par la dernière note le célèbre morceau de la Traviata. Puisqu’il est si facile de nous donner une image du monde renversé quant à l’ordre chronologique des faits, il est encore plus facile de le raconter avec des mots, mais il faut se défier des mots ! « On peut concevoir, dit le docteur Trublet, des êtres construits de telle façon… etc. » ; « il n’y a aucune raison pour que nous ne voyions pas ce qui n’est pas encore », dit M. Maeterlinck. Ce sont là des phrases très faciles quant à la construction grammaticale, mais la construction effective de l’être idéal qui verrait l’avenir est plus difficile. Le poète de Pelléas nous laisse entendre qu’il suffirait d’orienter autrement la circonvolution de Broca, et je crois que, présentée ainsi, l’erreur est manifeste.

Comment, en effet, connaissons-nous ? Nous ne devons pas oublier d’y penser quand nous nous demandons ce que nous pouvons espérer connaître. Nous connaissons directement et indirectement. Étudions d’abord les procédés de connaissance directe : centre du monde que je connais, je perçois par mes organes des sens des mouvements (vibrations lumineuses, sonores) ou des apports de substances (goût, odeur) qui proviennent de l’extérieur et mettent plus ou moins de temps à arriver jusqu’à moi. Je reçois de ces mouvements ou de ces apports de substance des impressions actuelles, mais elles me renseignent sur des faits qui sont passés au moment où je reçois ces impressions, c’est-à-dire que je suis toujours forcément un peu en retard dans la connaissance des événements du monde extérieur ; des événements que je connais au même moment peuvent être plus ou moins anciens : ainsi le docteur Socrate Trublet voyait à la fois Sirius et un peuplier, le premier ayant mis de nombreuses années, le second un millionième de seconde à lui envoyer sa lumière ; il