Page:La Revue bleue, série 4, tome 2, 1894.djvu/102

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décourager. Les rouges éclats d’un soleil d’apothéose semblaient l’envelopper, apaisé, transfiguré, assis au rang des dieux, semblable à Gœthe dans la sérénité de sa vieillesse triomphante.


En ces réunions nouvelles, un peu de mondanité, mais discrète et choisie, était venue se joindre, sans en altérer le fond sérieux, au premier et littéraire élément. Dans le grand salon au plafond élevé, parmi les tentures exotiques, des cadres de Jules Breton appendus aux murs, le portrait du Maître par Benjamin Constant, des réductions du sculpteur Christophe sur des crédences, parmi les gerbes de fleurs disposées çà et là d’une main délicate, Mme de Heredia, Mme Houssaye, Mme de Bonnières, Mme Gautereau dans la gloire de sa beauté Renaissance, celle de Mme Judith Gautier, qui est toute grecque, Mme Pozzi Mme Psichari, Mme de Nolhac, beaucoup d’autres, faisaient un cercle élégant et un décaméron admirable. La princesse Bibesco consentait à se mettre au piano ; M. Franz Servais, M. Benedictus, donnaient quelque primeur de leurs œuvres, Mme Tola Dorian, princesse Mechtcherski, apportait là sa saveur slave ; la jeune Roumaine, Mlle Vacaresco, y déclamait, d’une ardeur de vierge guerrière, ses poèmes de bataille.

On y pouvait voir M. Berthelot développant parfois ses prévisions de science paradoxales ; MM. Mallarmé, Tellier, Hervieu, de Pomairols, Bernard Lazare, une foule d’autres. Tour à tour, les jeunes poètes, ceux de la génération qui nous chasse, MM. Haraucourt, de Régnier, Hérold, Quillard, Dufour, le comte de Montesquiou, de plus jeunes encore, MM. Pierre Louÿs, Rostand, de la Tailhéde, etc., allaient s’adosser à la cheminée et réciter quelque poésie. Leconte de Lisle disait : « Ce sont de beaux vers, de très beaux vers… »

Le flot débordait, s’épandait, ramassé en divers groupes, jusqu’à la salle à manger et au cabinet de travail. Il y eut des soirs où certainement on eût rencontré, épars en ces trois pièces, tout ce que Paris — qui est le cerveau du monde — a de plus raffiné et de plus exquisement intellectuel.

Puis, la soirée se prolongeant, parmi les départs successifs, le cercle devenait plus intime, la causerie se faisait plus vive et plus gaie, excitée par tout ce qui venait de s’échanger d’idées et les résumant en quelque sorte. On pouvait approcher de plus prés et saisir, dans son âme charmante et en plus d’un point Ingénue, ce colosse de gloire. Car il l’était devenu. Grâce à cet entêtement du génie qu’a chaque élection académique, V. Hugo avait mis à faire, si l’on peut dire, mouche de son nom, ne visant que lui et frappant toujours à la même cible, la Compagnie avait fini par lui ouvrir ses rangs. « Il était le plus grand des poètes vivants. Des mains défaillantes de Hugo, ainsi que l’a dit très noblement M. de Heredia, il avait reçu le sceptre de la poésie. » Aux Poème Antiques et aux Poèmes Barbares venaient de succéder les Poèmes Tragiques. Avec l’âge, son cœur semblait se fondre et un peu plus s’humaniser. Par un retour mélancolique vers ses premières années de jeunesse, qui s’éloignaient de plus en plus de lui, et dont nous n’avions eu, dans la note tendre, que de rares confidences, il donnait, comme écho de la pièce du Manchy, cette Illusion Suprême et quelques autres poèmes qu’il faut se retenir de citer tout entiers.

Il était content, heureux de son succès comme l’eût pu être un débutant. Il disait en riant : « Je n’ai pas trop faibli ?… Il faudra m’avertir ! » Et dans ce petit groupe, il se livrait davantage, avec ses préférences et ses répulsions littéraires. Il était beau à voir, il avait des gestes, des froncements de sourcils de Zeus secouant ses carreaux, pour foudroyer le naturalisme dont les dernières vagues boueuses se soulevaient encore. Il s’égayait franchement aussi aux excentricités des décadents et des symbolistes qui florissaient à la même heure. Et il avait la dent dure, comme on dit, pour certains confrères. Mais ses attaques n’allaient jamais qu’à dégonfler la vanité, à rabattre les prétentions ridicules, l’outrecuidance littéraire. C’était, en somme, de bonne guerre.

IV

Puis les premières fatigues vinrent. Il dut renoncer à ces soirées qui, de son propre aveu, faisaient sa joie et presque sa raison de vivre. Le cercle se rétrécit de plus en plus. Les derniers fidèles se donnaient rendez-vous, l’après-midi du dimanche, dans son cabinet de travail. Il n’était pas grand, et les bibliothèques l’encombraient, les livres dédicacés des jeunes poètes (il lisait tout ce qu’on lui envoyait) s’amoncelaient sur la table. Ces réunions moins nombreuses en étaient peut être plus cordiales. Elles eurent le charme triste des choses finissantes.

On y vit encore de belles rencontres philosophiques du maître avec son vieil ami Louis Ménard. M. de Guerne était là, son disciple aimé et le direct héritier de sa lyre, et M. de Bonnières n’y manquait presque aucun dimanche ; et, s’y succédant de semaine en semaine, MM. Houssaye, de Heredia, Gilbert Augustin-Thierry, Psichari, Doncieux, etc. On ne peut dire que, du vague pressentiment de la séparation prochaine, ces entretiens prissent plus de gravité et fussent comme un autre Phédon où, avec cet esprit si nourri de toute la fleur grecque, Leconte de Lisle aurait rappelé l’enjouement et les finesses d’un Socrate ; mais il est certain que, parmi les choses sérieuses dites légèrement et avec esprit, l’idée de la mort revenait souvent. Il la haïssait, — en son horrible passage, — tout en